La vie vivante de Patrick Autréaux
Deux hommes s’aiment. L’auteur-narrateur, Patrick Autréaux, et un jeune homme, Zakaria, dont le nom porte la transgression et l’interdit.
L’amour sexuel, l’amour l’après-midi, impromptu, attendu, espéré, et toujours aléatoire, le désir forgé à cette attente, à l’appel téléphonique, au bouleversement de tout, à l’urgence.
« Pussyboy » est un livre nu. Je dis nu pour ne pas dire cru. À cause de ce que ce mot traîne encore de scorie voyeuriste, d’un obscène qui serait pornographique, et aussi de ce que le mot "porno" engendre de malentendu. Et cependant ce sont ces mots qu’il faut remettre sur le devant de la scène. Le désir est toujours nu et cru ! Cru comme l’appétit, comme ce qui emporte, comme l’enfance, impudique, parce que la valeur morale attachée au mot pudeur n’a pas encore atteint la simplicité à exister des enfants.
Parce qu’il y a de l’enfance et de la simplicité dans ce livre, et pas de pudeur — "fausse pudeur" est encore un maniérisme, non ?
Ce n’est pas un témoignage, c’est un récit d’écrivain, et la littérature, lorsqu’elle ne triche pas, lorsqu’elle ne cherche ni à plaire ni à choquer, permet de défaire les faux masques du costume dont souvent l’acte sexuel (entre autres) se pare lorsqu’il est raconté.
Patrick Autréaux a commencé par écrire autour de la maladie (mortelle) et il ne trichait pas. Il a poursuivi son chemin. Aujourd’hui « Pussyboy » articule l’expérience du corps et de l…˜écriture dans « le vertige des gestes sans mensonge ». Le sexe est à la fois innocent et monstrueux. Le plaisir qu’on en tire est toujours obscène. Débordant les limites « aller haut, plonger bas, regarder très loin ou très près ». Qu’il s’agisse ici d’un amour entre hommes n’est pas la question. C’est l’appel du corps qui est saisi, écrit et reconduit. Ce qui n’est ni rationnel ni irrationnel. C’est l’irruption, l’érection de la vie. La vie vivante. Ce qui conduit Zakaria, musulman, pratiquant, à venir chez le narrateur, jusqu’à ce que les croyances étranglent la liberté de jouir. Ce qui est cru – cette liberté du corps à prendre ce qui lui fait du bien, ce qui l’épanouit, il ne faudrait pas le croire ? Il est bien question du nu et du cru dont on se détourne. Même si le parcours de Zakaria n’est pas le sujet central de ce livre, ce détournement de soi est là, extrêmement émouvant et questionnant.
Patrick Autréaux fait apparaître ce qui était caché, ou revêtu, ou dérobé.
Cette phrase par exemple : « plus je me sens femme, plus je bande ». Sa vérité n’est pas hors normes, elle est hors genre parce que le désir, le corps, le plaisir tiennent en soi le masculin et le féminin et vont fondamentalement outre. Et maintenant que les identités se dissolvent, en finissant (enfin) avec la réduction binaire, on peut peut-être faire entendre ceci : le jouir comme l’écrire comme le peindre comme le danser ou le jouer sont non identitaires.
Évidemment cela fait peur, cela exige de soi un risque, une aventure, un engagement et un lâcher-prise tout à la fois. Ce qui en résulte c’est l’émotion. L’émotion est l’éclat qui nous fait défaillir sans nous avertir. Elle n’est elle aussi ni rationnelle ni irrationnelle, elle est le lieu où on se découvre autre, autrement, elle nous vient de l’autre. Et toute grande émotion comporte sa terreur, c’est la terreur de ce qui est nouveau, de ce ressenti pour lequel on n’a pas encore les mots et qui ne tient pas dans le cadre.
Le travail (et non le rôle) de l’art est peut-être d’en montrer la possibilité. L’art est toujours ce lieu de l’autre, du nouveau, de l’incertain, du hors cadre.
Toutes les mystiques savent également cela, et le disent. Il y a plus grand que soi, il y a « Les fentes qu’ouvre en nous l’incertain ». L’art, l’émotion, le plaisir, le désir, le mystère, l’amour, le rire — la vie même —, sont le contraire du dogme. C’est pour cela que "Pussyboy" parle aussi de peinture et d’écriture. De mystique et de poésie.
Mais trêve de sérieux ! La gravité des corps s’accompagne aussi d’envol, de légèreté, et Patrick Autréaux a de l’humour, il joue avec les liens qui assemblent, s’amusant de vers de Bérénice et racontant l’histoire du chien Titus (peut-être l’a-t-il malicieusement appelé ainsi !), il glisse des poèmes érotiques de notre histoire littéraire française, d’autres de la littérature persane. Les grands mystiques étaient aussi de grands amoureux, et du corps ils ne tentaient pas de se défaire.
« Pussyboy » est l’histoire d’un dépassement, celui qui nous fait enjamber l’ennui et nous affranchit de nos propres œillères. Je ne sais pas si c’est l’histoire d’une liberté, mais c’est un livre qui respire librement et joyeusement.
Pussyboy
Patrick Autréaux
Éditions Verdier
Claudine Galea