Laurent Herrou | Chronique de la violence ordinaire

Melissa McBride (Carol Peletier)
dans "The Walking Dead"

Je suis au stop. Le panneau. J’attends. Je regarde à gauche. On sort de la pharmacie, le parking, la route qui rejoint la nationale. Je suis fatigué pour plusieurs raisons, mais je suis heureux parce qu’Éric aura son médicament le lendemain et on va acheter une côte de bœuf. Pour Joël et Julia. Moi je n’y arrive plus. Je suis fatigué, même si ça n’a aucun sens pour vous qu’un écrivain soit fatigué. Je m’arrête au stop : à gauche, le camion blanc a mis son clignotant. J’hésite un instant, et puis je me dis : il tourne, dans la rue où je suis moi-même, j’espère qu’il ne changera pas d’avis. Je me lance. Moi je pars à gauche, en sens inverse du camion, sur la double voie, vers le village. J’y vais. Je vois bien que le gars derrière la camion n’a pas l’air de ralentir, mais merde. J’y vais. Le gars pile. Il gueule, je gueule en miroir : tu m’as pas vu, vraiment ? Il accélère. Il donne un coup de volant, se bloque devant moi. Je suis surpris. Mon pied se relâche, du frein. Je le trouve con, le gars, et j’oublie que je conduis une automatique. Qui avance quand tu relâches ton pied du frein. Éric dit mon prénom, je ne comprends pas, sauf quand le gars hurle au volant, sort de sa bagnole, et que ça se met à klaxonner autour de moi. Partout. Et cette femme qui hurle : il l’a fait exprès, il vous a foncé dedans ! Foncé ? J’étais à deux à l’heure. Je m’étais arrêté au stop, le camion blanc avait mis son clignotant, il ralentissait, il prenait son temps, je pensais : j’ai le temps de passer, l’autre derrière ralentira. Mais non. Ma voiture touche sa voiture qui avance, et l’autre dans la voiture suivante, qui hurle : j’ai tout vu, je suis témoin, il vous a foncé dedans. Je pose le pied sur le frein quand Éric dit mon prénom, que l’autre sort de son véhicule. Je recule. La femme hurle : il s’enfuit. Je ne comprends pas les hommes. Je recule, je me mets en lieu sûr, pas au milieu de la nationale, je sors de la voiture une fois arrêtée, je marche vers la folle, la passagère, je demande : pourquoi vous hurlez comme ça ? Au volant, le mari est cramoisi, hirsute, il hurle lui aussi en me pointant du doigt. On a tout vu. On témoignera contre vous. Je pense à mes cheveux blonds, mes pieds nus. Je pense que je suis beau et qu’ils sont laids. Je pense que je ne sais pas qui ils sont. Je tourne les talons, j’ouvre la portière du conducteur, je reprends ma place, Éric dit : je gère. J’acquiesce. Je dis : ils sont fous.
Je revois la scène.
Quand le camion a tourné, clignotant, quand je me suis engagé, l’autre fonçait derrière, j’ai hurlé moi aussi derrière mon volant : tu ne m’as pas vu, vraiment ? Il avait stoppé, le gars, le 77, il s’était arrêté, et comme il vociférait, je vociférais en retour. C’est quand il a redémarré, quand il a donné un coup de volant, se mettant devant moi sur la voie qui me permettait de rejoindre la voie opposée, qui me ramènerait au village, que je n’ai plus compris. Quand il s’est mis devant moi et au lieu d’avancer, qu’il a immobilisé la voiture. La sienne. J’ai avancé. Réflexe. Je ne contrôlais plus parce que la situation n’avait plus aucun sens.
Éric a dit mon prénom.
J’ai pris conscience de l’avant de notre voiture contre la tranche de la leur.
La femme hurlait.
La femme, témoin, dans la voiture suivante.
Le camion blanc lui, avait tourné, était parti.
Ça klaxonnait.
J’ai pensé que le monde était dingue, j’ai regardé dans la rétroviseur et j’ai reculé. Je suis sorti, j’ai marché jusqu’à la voiture des témoins, j’ai voulu leur dire : calmez-vous, mais j’étais coupable, et j’ai fait demi-tour. Je suis remonté dans la voiture, j’ai dit : je ne sais pas. Éric a dit : je parle, tu me laisses parler ?
Le conducteur de la voiture que j’avais touchée, à qui j’avais demandé ce qu’il faisait, avec son téléphone portable, avait dit : j’appelle la police.
Il n’y avait pas de casse.
Pas de blessés.
Pas de choc.
Juste la femme qui hurlait qu’elle avait tout vu.
Éric a dit : je gère.
Je l’ai laissé faire.
Il était dix-sept heures, peut-être, pas davantage. Il est vingt-trois heures onze. J’écris ces mots, ces premiers mots.
Je raconterai : la suite.
Je suis assommé.
Il n’y a pas de blessés, non.
Juste la violence.
Et près de ma main gauche, une araignée qui se balance au bout de sa toile, et je pense : c’est toi qui as raison. Je pense : c’est toi qui sais. Je pense : araignée du soir, espoir. Je pense que j’ai envie de pleurer mais que ça ne vient pas.
Demain peut-être.

*

J’ai pleuré. Après avoir écrit. Quand j’ai apporté l’ordinateur à table, que j’ai lu mes phrases à Éric, Joël et Julia qui m’écoutaient. Je me suis mis à pleurer, ça venait par vague. J’ai cessé la lecture, j’ai fermé l’ordinateur. Mais ils ont dit : on veut la suite. J’ai dit : ok, alors. Si vous voulez. J’ai repris, j’ai pleuré encore, jusqu’à la phrase sur les larmes qui ne venaient pas et là, j’ai souri. On n’en a pas parlé davantage, pas tellement plus, sinon à propos de la violence.
Des hommes et des femmes.

Lorsque la police est arrivée, les deux gendarmes qui sont sortis du véhicule ne comprenaient pas — lui, surtout. Il demandait pourquoi on les avait appelés : manifestement on faisait un constat en bonne intelligence et il n’y avait ni blessés, ni dégâts matériels. Le gars de la voiture immatriculée 77 a expliqué que j’étais très énervé au début, mais que je m’étais calmé. Il a dit une fois encore que j’avais grillé le stop, j’ai dit non mais c’est ce qu’il a marqué sur le constat. Il n’a pas écrit qu’il roulait trop vite, que l’on était dans un village, qu’il s’était déporté sur une voie qui n’était pas la sienne pour contourner le camion blanc qui faisait son virage et passer devant moi, il n’a jamais dit ni écrit que s’il avait eu un tout petit peu de respect ou simplement de la courtoisie, il aurait ralenti, je serais passé et rien de tout cela ne se serait produit. Il a préféré dire que j’avais grillé un stop et qu’il roulait sur une route prioritaire, ce que son dessin attestait.
J’ai laissé faire parce qu’Éric avait dit : je gère.
Tu me laisses parler.
D’accord.
Le jeune flic a voulu voir nos papiers, ceux des deux conducteurs, des deux voitures. Je tendais les documents sans parler, il m’avait demandé s’il y avait « quelque chose » sur le permis, j’avais secoué la tête, il avait ajouté qu’il allait vérifier de toute façon, il sous-entendait que j’avais probablement quelque chose à me reprocher qu’il découvrirait, j’avais dit : je vous en prie. Il m’avait rendu le permis en disant que tout était bon et m’avait demandé si j’avais bu de l’alcool. Il le demandait aussi à l’autre conducteur qui avait dit non, et puis si, un verre au déjeuner. J’avais dit comme lui, un verre ou deux, à table, quelques heures avant. La gendarme qui assistait le flic m’avait tendu un alcootest dans lequel j’avais dû souffler : c’était la première fois de ma vie. En remplissant le constat, j’avais dit que je n’avais pas fait ça depuis 1988, le premier et seul accrochage de ma vie, dans les rues de Nice. La gendarme m’avait demandé ensuite si je prenais des stupéfiants. Lui était poli, elle était froide, distante, limite agressive. Je dirais à Éric plus tard qu’il y avait quelque chose chez les femmes de ce métier-là, comme un besoin de reconnaissance qui passait par l’agressivité : pour se faire respecter, il fallait dès le premier contact être plus dure que les personnes qu’elles verbalisaient, ou qu’elles arrêtaient, simplement. Le rapport cherchait directement l’affrontement, ou du moins : pour s’en protéger, il le provoquait. C’était une question de pouvoir. Si le contrevenant élevait la voix, homme ou femme, la gendarme aurait alors une excuse. Pour faire valoir un pouvoir qui est refusé à la majorité des femmes dans leur vie quotidienne. Le jeune flic ne s’en servait pas, de son côté : il se contentait de constater les faits, il prenait des photos des deux véhicules, il avait dit : en somme, il n’y a rien. Éric avait parlé de la femme folle, le témoin, qui était partie en laissant sa carte au gars du 77. Qui avait noté son nom sur le constat, et je n’avais pas aimé ça mais puisqu’Éric gérait, je l’avais laissé gérer.
On avait repris la route, on était allé au Carrefour acheter de la viande. J’étais encore un peu sonné, du moins : je l’avais décrit plus tard comme l’impression d’avoir le tensiomètre à zéro. J’étais anesthésié. J’avais dit à Alexandra Bitouzet, alors que je marchais vers la voiture des témoins cramoisis, que j’avais pensé à mon pied-de-biche, et ce moment où, pour se défendre, il fallait enfoncer la tige de métal à la base du cou et transpercer le cerveau pour ne pas se faire dévorer. Je comprenais quelque chose, de cette violence-là, qui n’était pas naturelle. Chez moi, chez Alexandra qui s’était effondrée en larmes sur un parking de supermarché quelques mois auparavant parce qu’un homme l’avait agressée physiquement pour ne pas avoir obligé sa fille à porter un masque contre le coronavirus. Chez Carol Peletier également, le personnage de "The Walking Dead" auquel je m’identifiais le plus. Parce qu’il y avait une violence autour de nous, à laquelle on avait résisté, passivement, pendant des années, sans rien dire, laissant l’autre « gérer ». Et puis il avait fallu : prendre en mains. Et prendre en mains, ça voulait dire apprendre aussi. À se défendre. Et ce faisant, découvrir qui l’on était vraiment.

Laurent Herrou, Moëze, septembre 2020

J’ai demandé si je pouvais aller me coucher, après une glace et un verre de Limoncello. On avait bu, trop, j’en avais eu besoin finalement, une fois de retour à la maison. Joël et Julia étaient arrivés peu de temps après, j’avais laissé Éric raconter. Jusqu’à ce que je lise ma version des faits, les mots que j’avais eu besoin d’écrire au cour du dîner parce que je n’arrivais plus à respirer, que ça m’étouffait.

Je n’ai pas crié.
Je me suis assis au volant de la voiture, j’ai fait une marche arrière parfaite, calmement, j’ai garé la voiture. Éric a demandé : je gère, tu me laisses parler ? La semaine précédente, face à la femme qui s’était présentée comme étant le maire de notre village, après avoir demandé à Éric ce qu’il faisait avec son mini-tractopelle, je l’avais laissé faire, déjà. Il gérait. La femme avait fait un rapport à l’Office National des Forêts, c’était un samedi, et le lundi, un gars débarquait, qui roulait des mécaniques en expliquant à Éric ce qu’il avait fait de mal : creuser la dune, la détruire, pour se construire une place de parking sur le domaine public. Éric avait répondu que la place existait déjà : il n’avait pas détruit la dune, il en avait repoussé les bords pour égaliser cet espace perdu. Le gars était dubitatif, j’avais dit : j’ai des photos. Ça avait pris du temps, mais j’avais trouvé une vidéo que j’avais envoyée à mes parents, sur laquelle je descendais le chemin jusqu’à la maison, passant devant la fameuse place de parking que j’avais filmée en plan large. De sorte que l’on voyait clairement qu’en avril 2020, c’était déjà ainsi. Et on voyait aussi que rien n’avait bougé, ni les arbres, ni la dune. Le gars s’était exclamé trop vite : mais vous n’avez rien fait. C’était ça. Mais parce qu’il avait été alerté par le maire, parce qu’il devait faire un rapport à l’ONF, parce qu’il avait du pouvoir, il avait levé un doigt et nous avait sermonnés. Ça pouvait nous coûter beaucoup d’argent, s’il nous verbalisait. C’était une infraction, passible du tribunal. C’était mal. Je le regardais, Éric avait dit : je gère, je parle, je m’excuse. J’avais dit ok, mais ça me démangeait. Il fallait remettre en état, Éric était d’accord. Il fallait acheter de la « ganivelle », un mot que j’apprendrais alors, des barrières en châtaignier reliées par du fil de fer comme on en voit le long des plages. Consolider la dune, et condamner l’espace libre. Parce que le gars de l’ONF interdisait à présent qu’une voiture se gare là. Ce n’était pas une place de parking : c’était la forêt domaniale. J’avais envie de lui dire que ça avait été une place de parking, en biais, mal foutue, pendant plus de trente ans sans que ça le défrise, le barbu qui roulait des épaules, mais je me contentais de sourire. Il avait continué : ce sera votre punition. Il avait dit : c’est soit ça, soit l’infraction. Éric avait acquiescé. Le gars continuait : c’est un bon deal, non ? Éric disait oui, moi je souriais, je ne répondais pas. Il avait dit encore, en me regardant : non, vous ne trouvez pas ? Je n’avais pas répondu, Éric l’avait fait pour moi, il avait dit en effet que c’était super et avait remercié l’homme de sa compréhension. Il passerait le vendredi suivant, le gars de l’ONF, voir ce que l’on avait fait — et attention, hein, pas une petite barrière de rien du tout, non, bien comme j’ai dit.
On était entré dans la maison.
Le truc était fixé moins de deux jours après et quand le gars de l’ONF était revenu, je n’étais pas sorti de la maison. J’avais laissé Éric gérer : la dune consolidée et la place de parking condamnée. Le gars était satisfait. Et que ça nous serve de leçon. J’avais pensé : moi je suis sur un écran, les doigts sur le clavier, je travaille. Toi, à l’ONF, tu te la pètes avec ton titre, ton uniforme et ta bagnole de roi de la forêt, mais la vérité, c’est que tu n’y viens jamais, sur le domaine public. Pas plus que Madame le nouveau maire élue pendant la crise du coronamachin qui, si elle y était passée aussi souvent qu’elle le disait, dans la forêt domaniale, aurait su : qu’Éric n’avait rien creusé. Juste aménagé, à coup de tractopelle, un samedi après-midi, comme un con — il le dirait lui-même — un espace qui ne lui appartenait pas. Qu’en cela il était en faute.
Mais pas coupable.
Donc : pas puni, ni susceptible de l’être.

La gendarme m’avait tendu une languette en plastique bleu qu’il avait fallu que je gratte sur la langue pendant une dizaine de minutes. Elle avait récupéré l’objet, le jeune flic avait demandé : c’est bon ? Elle avait dit : c’est bon. Il n’y avait pas d’alcool dans mon sang, pas de stupéfiants sur ma langue. Mes tongs aux pieds — le gars du 77 me dirait après : on aurait dû l’écrire sur le constat, vous êtes en tort, on n’a pas le droit de conduire pieds nus, il faut des chaussures à lacets, montrant les siennes qui étaient aussi parfaites que sa conduite, manifestement —, les cheveux bouclés, blonds, décolorés par l’océan. On leur avait souhaité de bonnes vacances, ils en avaient fait de même — ils étaient quatre dans la voiture, et la femme du gars du 77 avait un truc dans le regard, qui disait : je suis intelligente et mon mari est un con. Et qui me remerciait de ne pas en rajouter.
Éric avait dit après : on paye une assurance, c’est pour ces cas-là.
Il avait dit : il n’y a pas de dommages, pas de dégâts, pas de blessés.
Il m’avait rappelé que ce n’était pas la première fois que je m’emmêlais les pédales avec l’automatique, et c’était vrai : parfois, je ne savais plus trop si j’étais au point mort ou en marche, parce que la voiture avance tellement doucement que l’on ne s’en rend pas compte. Il avait dit qu’il fallait que je sois plus concentré, sur ma conduite. Je lui avais rappelé que j’avais douze points sur mon permis et que lui n’en avait plus, ni de points ni de permis, pour les six mois à venir. Ce n’était pas agressif, mais c’était la vérité : aucun accident de la route en trente ans de conduite pour ma part, et une folle qui gueulait que j’avais fait exprès de foncer dans une voiture immatriculée 77.

Un jour, les mort-vivants attaqueront.
Le premier jour, je serai anesthésié, inutile. Je laisserai gérer, au début.
Et puis…

1er octobre 2020
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