Pauline Sauveur | Presqu’îl-e

Il y a plusieurs manières de lire Presqu’îl-e.

Son titre, déjà. Cette île qui s’invite, ce féminin qui perd son « e », le circonflexe qui demeure : on y est presque mais pas tout à fait. Il reste quelque chose encore, de l’avant. Il reste quelque chose de soi, forcément, dans la transformation. Ce n’est pas du tout au tout, même si c’est de « elle » à « il ». Un pont les relie : un tiret. Le tiret, ce peut être un lien, mais aussi une soustraction : une négation donc, de la part féminine. L’île devient « îl » qui n’est pas tout à fait masculin. « îl » comme on est différent. Né-e différent-e. Avec des traits, avec des moins : avec des manques. Presqu’îl-e, ce n’est pas « presque il ». Ce n’est pas ça. Parce que « il » est là. « Il » est là, et parle avec « elle ». C’est un dialogue. C’est un dialogue entre eux : il pourrait être de l’ordre de la schizophrénie — d’ailleurs, peut-être l’est-il, à un certain degré.

Lorsque j’ai lu Presqu’îl-e, en vérité c’est Pauline qui le lisait. À haute voix. Pauline Sauveur, son autrice. Lorsque j’ai entendu Presqu’îl-e pour la première fois, « il » et « elle » avaient la voix de Pauline. Et c’était déjà très troublant, d’en connaître la genèse et les protagonistes. D’en savoir plus que le lecteur lambda. C’était troublant d’avoir été là, dès le début : quand ce n’étaient presque que des fragments. Quand l’île n’avait pas encore été débarrassée du pont qui la reliait à son passé. Pauline lisait : non seulement les dialogues, par étapes du projet, mais ses propres interrogations qui venaient se mêler au processus. De sorte que la schizophrénie se doublait d’une troisième voix. Que la transformation ne concernait pas seulement « l’île originelle », mais aussi la femme qui avait habité en Finlande, sur cette presqu’île où aurait pu vivre sa grand-mère. Dans le texte, on parlait de transformation, certes, mais on retenait aussi « ce qui reste ». Mitä jää. La langue s’en mêlait, ce finnois imprononçable qui avait besoin de se dire pour arrêter quelque chose : un flux, une pensée, un questionnement, les poings sur la table ou à se taper la tête avec, tant les gens ne comprennent pas parfois.

De quoi « îl » retourne.

Presqu’îl-e s’enrichissait aussi de photographies : l’image venait combler l’espace laissé vide par les silences. C’était un choix double, là encore : un miroir peut-être. On ne quittait jamais le soi, l’identité, qui l’on est ou qui l’on n’est pas, qui l’on voudrait être, qui l’on aimerait devenir. C’était le titre du livre que Pauline en a tiré, en 2017 : fragments à nouveau, de dialogues et de questions, entrecoupés de photographies en noir et blanc (alors que très souvent la couleur était convoquée dans le texte).

« Deviens ce que tu es ».

Tu ?

Dans un dialogue, lorsqu’une intimité est créée entre deux personnes, le pronom s’impose. Du moins : en langue française (on ne se hasardera plus au finnois). Dans un dialogue, lorsqu’il y a une confiance, on peut se demander. Ce que tu veux être. Comment ça va se passer pour toi. Comment ça se passe pour toi, quand on assiste au processus. Comment tu deviens ce que tu es. Comment, en te soustrayant à toi-même, tu t’augmentes. Combien les mathématiques ne sont pas des sciences exactes, pas plus que l’administration ou la médecine ne sont fiables à moins qu’on ne les pousse dans leurs retranchements. Les compromissions qu’il faut faire. Les coups de gueule aussi. L’envie de tout foutre en l’air ou de te foutre en l’air. Une île ? Tu parles. Avec ou sans « e » c’est pareil : tout est question d’être ou ne pas être. Ne pas naître. Ne pas être né. Alors on force le destin, on prend en mains. On prend en corps aussi, à dose d’hormones, à coups de scalpel. On en prend plein le corps, après en avoir pris plein la gueule. Pour devenir ce que l’on est déjà. Et qui nécessite pourtant un parcours du combattant.

À nul-le autre pareil-le.

Presqu’îl-e aussi a dû sa battre. Avec son autrice tout d’abord, pour parvenir à la forme que le texte devait être. Avec l’édition également, pour se faire lire, comprendre, accepter et entendre. Avec les comédiens qui s’en sont emparé, à différents stades de sa maturation. Presqu’îl-e a mûri, au fil des années, loin de ses protagonistes originels. Et c’est en cela que c’est un texte important : parce qu’il témoigne d’une transformation parallèle qui n’a probablement de fin que celle que le lecteur ou le spectateur voudra lui donner au moment où il le recevra, avant de se poursuivre vers d’autres yeux, vers d’autres oreilles.

Laurent Herrou
23 mars 2024

15 novembre 2024
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