Le beau nègre vous emmerde, madame !
À ceux qui verraient chez Fanon un idéologue marxisant que les processus de décolonisation ont progressivement contribué à faire oublier, je répondrai que son œuvre reste d’une terrible actualité sur la question du racisme (de son idéologie, de son histoire - notamment psychiatrique - et de ses conséquences sur les êtres discriminés) et de la politique (néocolonialisme entretenu par les élites dirigeantes de pays indépendants, lesquelles maintiennent plus ou moins selon les pays un système de passe-droits, et par les anciennes puissances étrangères qui profitent de la situation [1]). Si je me suis permis de dire que Fanon, en plus d’être penseur, était aussi écrivain, c’est pour mettre l’accent sur la dimension anthropologique et existentielle de son œuvre, sur sa capacité à prendre la mesure des ravages causés par le colonialisme du point de vue du corps et de la psychologie, du vécu réel et fantasmé du colonisé — et aussi du colonisateur, les machines à fantasmer des uns nourrissant, empoisonnant celles des autres. Le colonialisme est un système, une manière de voir et de fabriquer (détruire) des sujets. C’est aussi un système d’exploitation des richesses basées sur l’appropriation des terres, le servage, l’humiliation, le châtiment corporel — mais disons que cette dimension économique intéresse moins Fanon. Sa formation de psychiatre puis son engagement militant au sein du FLN algérien font qu’il s’intéresse davantage aux individus, aux populations qu’à l’aspect juridique et administratif de cette politique d’asservissement dont certains peuvent après coup vanter les apports matériels ou structurels (ponts, écoles, hôpitaux) quand les bénéfices qui en découlèrent, faut-il le rappeler, n’ont guère profité qu’au camp des oppresseurs (interdiction de voyager ou misère empêchant de le faire ; endoctrinement ; maintien en vie de la force de travail : voilà en gros ce que d’aucuns appellent les bienfaits du colonialisme).
L’anticolonialisme
Dans les années 50, il semble difficile pour un intellectuel d’échapper à la rhétorique marxiste, et Fanon n’échappe pas à la règle. Il faut dire que le marxisme véhicule une vision du monde à l’horizon de laquelle figure rien de moins que la libération des peuples opprimés. Pour avoir vécu en France de 1944 à 1953, où il étudie la médecine et la psychiatrie, Fanon ne pouvait pas ne pas subir l’influence de la pensée de Sartre. On en retrouve la trace dans Peau noire, masques blancs, ainsi que celle de Hegel, maître ès dialectiques. Pour le penseur anticolonialiste en gestation qu’est Fanon, l’héritage sartrien présente deux avantages, dont il mesurera les limites. D’une part, en tant que philosophie de la conscience, la philosophie sartrienne questionne les rapports entre moi et autrui en termes d’objet et de sujet (où le colonisé aura peu de peine à se concevoir comme l’ « objet » d’autrui, autrui étant ici le Blanc, c’est-à-dire le maître) ; d’autre part, en tant que pensée de l’histoire, cette philosophie postule l’existence d’un second temps où le colonisé, après avoir subi le joug colonial, revendique sa propre culture, refoulée, annihilée — ce qu’illustre le concept de « Négritude » forgé par Césaire en 1936.
L’image du Noir forgée ou véhiculée par les colons et injectée de force dans le corps des colonisés antillais est ce dont Fanon entend dégorger. D’où le malaise que l’on peut ressentir à la lecture de Peau noire, masques blancs, car se dégager du racisme colonial c’est d’abord le reconnaître en tant que langage, représentations, mythe, tout un cortège de clichés qu’on a beau connaître (héritage colonial là aussi), les voir mis bout à bout est proprement effarant. Et la force de ce livre, comme des autres écrits de Fanon, c’est de faire parler un corps qui a subi et qui vibre encore du mal qu’on lui a fait, à lui ou à ses frères, pas nécessairement les coups de fouet mais le racisme ordinaire, le racisme institutionnel :
« Pardon, monsieur, voudriez-vous m’indiquer le wagon-restaurant, s’il vous plaît.
— Oui, mon z’ami, toi y en a prendre couloir tout droit, un, deux, trois, c’est là. »
Fanon s’exprime en français et c’est en France qu’il publiera d’abord ses livres, même quand le temps sera venu de refuser le dialogue avec l’Europe. C’est que, comme le préconise Kafka, il est des situations où on a intérêt à « utiliser le cheval de l’adversaire pour sa propre course ».
Cependant, deuxième point, même si Fanon salue le courage politique et la force poétique de son aîné et compatriote martiniquais Césaire, son rapport au concept de négritude n’est pas univoque. Rien que le mouvement de Peau noire, masques blancs montre une pensée en chemin, en prise avec une histoire et une réalité elles-mêmes en devenir. Ce qui est problématique avec le discours anticolonialiste c’est qu’il semble hériter d’un trait particulièrement dommageable du discours colonialiste, lequel tend à figer l’être-blanc aussi bien que l’être-noir dans un essentialisme fallacieux. Le discours de la négritude dénonce la hiérarchie des cultures et des races, mais elle reprend à son compte une sorte de volonté de définir l’être-noir en dehors du temps. Aussi, quand Fanon écrit, dans le sillage de Césaire : « Oui, nous sommes [les nègres] arriérés, simples, libres dans nos manifestations. C’est que le corps pour nous n’est pas opposé à ce que vous appelez l’esprit. Nous sommes dans le monde. Et vive le couple Homme-Terre ! » On sent l’ironie, l’anti-phrase, notamment dans l’emploi du terme « arriérés », mais en même temps comment ne pas voir dans cette injonction faite au Noir de se définir un relent colonial qui ne peut qu’attiser l’opposition et séparer les hommes. Certes, on perçoit bien la volonté de Fanon de récuser le binarisme occidental, cette manie du clivage qui structure nos modes de pensée, et d’en appeler à une forme d’unité supérieure (un vitalisme ?). En replongeant dans son histoire africaine, la négritude a renoué avec un imaginaire et un système de croyances propres à ce que Edgar Morin appelle la pensée magique (le refoulé de l’Occident). Mais du coup, le dialecticien aura beau jeu de voir dans ce mouvement de retour une régression qui devra être surmontée par une synthèse ne visant pas tant à équilibrer le magique et le rationnel qu’à faire du colonisé un opprimé parmi d’autres. En langage marxiste : un prolétaire parmi d’autres. Et Fanon de réagir à la lecture de Sartre qui ne voyait dans la négritude que le moment faible d’un processus dialectique. « Ainsi, à mon irrationnel, on opposait le rationnel. À mon rationnel, le …˜…˜véritable rationnel’’. À tous les coups, je jouais perdant. J’expérimentai mon hérédité. Je fis un bilan complet de ma maladie. Je voulais être typiquement nègre, — ce n’était plus possible. Je voulais être blanc, — il valait mieux rire. Et quand j’essayais, sur le plan de l’idée et de l’activité intellectuelle, de revendiquer ma négritude, on me l’arrachait. On me démontrait que ma démarche n’était qu’un terme de la dialectique. » Cruauté de la pensée programmatique qui disqualifie à l’avance l’expérience présente au nom du sens qu’elle devra revêtir plus tard. 1. Vous n’êtes que des sauvages, des êtres inférieurs mais toutefois pas au point de ne pas comprendre qu’on vous est supérieur et d’obéir (le moment colonial). 2. Oui, nous sommes des animaux humains, des bêtes si vous voulez, mais apprenez ceci qu’on ne veut plus rien avoir à faire avec des êtres de votre espèce (le moment anticolonial). 3. Non, vous n’êtes pas des bêtes, vous êtes des prolétaires qui s’ignorent et c’est en quoi votre combat est le nôtre.
Césaire assistera à l’enterrement de Staline (1953) mais il écrira le 24 octobre 1956 (en pleine insurrection hongroise) une lettre de démission à Maurice Thorez, alors secrétaire général du Parti communiste français, pour lui dire que ce n’est plus tenable. Non, la cause noire n’est pas la cause prolétaire. Non, la race n’est pas la classe, etc., le tout sur fond de rapport Kroutchev révélant les crimes staliniens, sans oublier le vote du PCF donnant les pleins pouvoirs au gouvernement de Guy Mollet pour conduire la répression en Algérie [2] Dans un autre genre Fanon écrit :
« Regarde, il est beau, ce nègre...
— Le beau nègre vous emmerde, madame ! »
Sur quelques fondements présupposés du racisme
Dans une publication récente [3], Matthieu Renault livre une réflexion nourrie sur l’œuvre de Fanon, dégageant l’horizon intellectuel sur le fond duquel elle s’inscrit et faisant le point sur la réception dont elle a bénéficié jusqu’aujourd’hui. Sous-titré « De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale », cet ouvrage affiche d’emblée son projet : analyser la nature du combat que livra Fanon pour ensuite l’inscrire dans le contexte actuel, celui où, en dehors de la Palestine, aucune terre n’est colonisée, où la notion de race a été déconstruite par les anthropologues mais où nationalismes et racismes n’ont pas fini de dresser les populations les unes contre les autres, qu’elles soient ou non instrumentalisées par les discours des politiques.
D’après l’auteur, l’intérêt principal que prêtent les études postcoloniales à Fanon, c’est d’avoir mis le corps au cœur de ses analyses. Corps souffrant, corps mutilé, corps fantasmé, corps dédoublé... le colonisé est sans cesse renvoyé à ce qui singularise son corps — sa couleur — et poussé à respecter, à craindre, à admirer, le corps de son oppresseur : le Blanc. S’appuyant sur cette évidence, Fanon démontre que le colonialisme est à l’origine de multiples troubles psychiques voire psychiatriques, et qu’en un sens la pathologie que développe le colonisé est l’ultime moyen qu’il trouve pour porter au jour non seulement un mal-être qu’il cherche à dissimuler mais une dénonciation politique visant un monde inhumain. C’est dans une telle situation, coloniale à mort, que la psychiatrie du XIXe a développé ses théories délirantes, comme celle sur la dangerosité de l’Algérien [4]. Voyant ou plutôt voulant voir du congénital ou du génétique là où elle ne voulait pas soupçonner qu’il y eut résistance, refus ou explosion. Entre les fantasmes de viol et de crime nourris par les colons hommes et femmes, rien n’est épargné au Noir. C’est pourquoi, d’après Fanon, le Noir veut quitter son corps et devenir blanc. À moins, et c’est le souhait qu’il énonce au terme de Peau noire, masques blancs, qu’il n’y ait pas plus de monde blanc que de monde noir mais un seul monde de racistes qu’il faut détruire ou transformer : « Le nègre n’est pas. Pas plus que le blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. » Il ne s’agit pas de faire table rase du passé, il s’agit de faire le tri et de condamner explicitement ce qui commis hier risque de se répéter aujourd’hui.
De ce point de vue, il y a une remarque que je voudrais faire au sujet de l’héritage culturel occidental dans lequel Fanon reconnaît une des sources du racisme. Il ne s’agit pas de cet héritage scientifique censé prouver la supériorité de la race blanche ni de ces réflexions qui peuvent encore avoir cours aujourd’hui censées vanter le rationalisme occidental ou encore les sociétés dotées d’une écriture au détriment des autres (au mépris des remarques de Lévi-Strauss considérant que l’invention de l’écriture a favorisé « l’exploitation des hommes avant leur illumination », et ce au point d’écrire dans Tristes tropiques que « la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement »). Je veux parler d’un héritage symbolique que le langage véhicule. Dans le sillage de la pensée de Fanon, Matthieu Renault écrit : « La lutte contre le racisme est aussi lutte contre la symbolique européenne des couleurs. » Et là, je marque mon scepticisme. Pour deux raisons. La première c’est que la nuit sera toujours noire et qu’elle sera toujours plus propice aux attaques que le jour, n’en déplaise aux armes à infra-rouge. La deuxième, c’est qu’à vouloir remettre en cause ce qui participe d’une perception commune, et pas seulement européenne, on va droit à l’échec. Certes, ni le noir ni le blanc ne symbolisent les mêmes choses dans toutes les cultures. Mais ce n’est pas parce que, pour la culture occidentale, le noir symbolise le deuil que le premier Noir venu fait surgir en moi une idée de mort ou je ne sais quoi d’autre. De même, le premier Blanc que je croise en allant acheter mon pain est bien loin d’incarner à mes yeux je ne sais quelle lumière, sagesse, pureté, etc. (J’espère qu’on mesure l’absurdité de ce que j’écris.) Et quand j’aurai ajouté à cela que c’est sous la plume de ce même Fanon qui voudrait réformer le langage devenu le reflet de ses souffrances que l’on trouve les mots suivants :
« Au cours de la lutte de libération du peuple marocain et principalement dans les villes, le voile blanc fit place au voile noir. Cette modification importante s’explique par le souci des femmes marocaines d’exprimer leur attachement à Sa Majesté Mohamed V. On se souvient, en effet, que c’est immédiatement après l’exil du Roi du Maroc que le voile noir, signe de deuil, fit son apparition. Au niveau des systèmes de signification, il est intéressant de remarquer que le noir, dans la société marocaine ou arabe, n’a jamais exprimé le deuil ou l’affliction. Conduite de combat, l’adoption du noir répond au désir de faire pression symboliquement sur l’occupant, donc de choisir logiquement ses propres signes [5]. »
... j’espère que j’aurai prouvé que l’intelligence humaine est tout à fait capable de jouer avec les symboles, d’accueillir sans confusion la polysémie des termes comme des couleurs et par conséquent de se polariser sur les vrais problèmes, qui ne sont pas tant de perception que d’idéologie. (Aucun enfant n’est raciste, il n’y a aucun fondement du racisme dans la perception, et ce n’est pas parce qu’on distingue plus facilement un Noir d’un Blanc, un Blanc d’un Noir, que deux Noirs ou deux Blancs, qu’on doit en conclure à je ne sais quel fatalisme. Mieux on est instruit de la culture de l’autre, moins on est raciste — et même parfois, fort heureusement, l’ignorance va de pair avec la tolérance, voire, notion que notre culture délaisse dangereusement, avec l’hospitalité.)
Violence et décolonisation
Les Damnés de la terre s’ouvre sur un chapitre consacré à la violence. Cet ouvrage est probablement écrit en 1960-61, alors que Fanon se sait atteint d’une leucémie dont il décédera le 8 décembre 1961 et que la guerre d’Algérie fait rage depuis 54. En 56, les pleins pouvoirs sont accordés au gouvernement de Guy Mollet qui ordonne une répression sans limite sous le terme de pacification. Je rappelle que le gouvernement français a rejeté les offres de négociation avec le FLN et que sachant sa police et son armée incomparablement mieux équipées et préparées que les résistants algériens, c’est lui qui a fait le choix du pire. La défaite en Indochine n’a porté aucun fruit, on prend les mêmes et on recommence. Fanon a démissionné de l’hôpital psychiatrique où il travaillait en 1957. Il y fut témoin du sadisme de l’institution médicale coloniale, il est vrai en état de guerre (ordre de ne pas délivrer de médicaments à de présumés combattants antifrançais ou de ficher les destinataires de ces médicaments ; complicité avec les tortionnaires qui, entre deux séances de torture, demandent aux médecins de remettre en état de parler tel ou tel individu rétif ; usage d’un « sérum de vérité » pouvant engendrer de sérieux dommages psychiques, etc.). Il va sans dire que tout médecin refusant de se plier à la règle était mis à l’écart. Dans un tel contexte, peut-on réellement s’étonner de ce que Fanon conçoive la décolonisation comme un geste violent ayant pour fonction de permettre le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre (les guillemets sont de lui, n’en rajoutons pas sur son soi-disant « biologisme ») ? La naïveté, l’erreur, la stratégie de Fanon, c’est de concevoir le bouleversement que représente l’irruption de la violence comme un événement soudain aux effets immédiats. C’est d’un seul coup que le monde changera et que le vieux monde périra. Naïveté, disais-je ? Pas seulement. C’est un fait que quand un pays se libère, quand une armée (ou un peuple) en vainc une autre, tout change, non pas ou pas seulement sur un plan physique mais aussi et d’abord incorporel [6].
On reproche à Fanon de mythifier la violence : elle est libératrice, elle libère le colonisé de sa colère, de son ressentiment, de tout ce qu’il a intériorisé, retourné contre lui, tout un pouvoir de mort qu’il s’est imposé à lui-même (mort psychique — plus de rêve, plus d’avenir ; mort physique — neurasthénie, contraction, tétanie ; mort historique — ce ne sont pas les peuples colonisés qui n’ont pas d’histoire, c’est le colonialisme qui a tué le mouvement historique des peuples en les figeant dans la soumission et la peur). Il ne viendrait à l’idée de personne (ou presque) de faire l’apologie de la violence en tant que défouloir. Ne serait-ce que parce que si d’un côté elle libère (voyons ce qui se passe dans les stades), d’un autre elle traumatise, et ce n’est pas le psychiatre qu’était Fanon qui pouvait l’ignorer, il en a suffisamment dénoncé les effets.
En d’autres termes, pour Fanon, la politique de la « table rase » est un idéal. J’ai envie de dire que c’est symboliquement qu’on repart de zéro. Dans les faits, il est évident que les hommes ne sont pas changés de fond en comble — mais ils s’orientent autrement, ils regardent dans une autre direction. Et parce qu’il faut momentanément oublier hier, mettre fin aux règlements de comptes, on décrète l’amnistie (le contrecoup, c’est qu’on occulte des pans de l’histoire, et c’est la génération suivante — voire celle d’après — qui reprendra le fil et exigera des comptes).
La question de Fanon est concrète : Comment se libérer ? Le temps de la lutte est-il venu ? Comment s’y prendre ? Fanon voit les choses en tacticien. En même temps, si l’on songe à son action au sein du FLN, ce qu’on retient de lui, ce n’est pas tel ou tel plan de bataille, ce sont des discours qui ont aidé les colonisés à prendre conscience de leur situation, qui ont montré l’urgence d’organiser la lutte et la solidarité, et pas seulement pour l’Algérie, au plan de l’Afrique tout entière.
Je ne sais si pas Fanon est allé jusqu’à dire que le seul moyen de se libérer pour un peuple colonisé c’est de recourir à la violence. On aimerait penser que non, au demeurant l’histoire nous inflige un sérieux camouflet et se rit de notre angélisme. Fanon ne faisait pas dans l’angélisme, il vivait la guerre et il est certain que sa manière de penser en a été affectée (au début des années 50, il espère s’affranchir d’un passé humiliant pour restaurer une communication pleine et entière avec son autre, le Blanc ; en 61, il espère que les populations noires des pays d’Afrique nouvellement indépendants échapperont à la guerre civile).
Il ne sert absolument à rien de se demander si Fanon est pour ou contre la violence. On dit : Fanon était violent, et l’affaire est classée. La question est de comprendre pourquoi dans la très grande majorité des cas, il faut en venir à la violence pour se libérer (ce qui est évidemment valable pour le contexte colonial, mais peut-être aussi bien au-delà). Et quand un pays échappe à la guerre — exemple, la Guinée de Sékou Touré —, c’est grâce au sang versé par d’autres populations qui elles ont dû en passer par là.
Fanon écrit dans Les Damnés de la terre : « Car la violence, et c’est là le scandale, peut constituer en tant que méthode, le mot d’ordre d’un parti politique. Des cadres peuvent appeler le peuple à la lutte armée. Il faut réfléchir à cette problématique de la violence. » Et plus loin : « L’existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu’aux moyens violents. Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. »
Une fois posé que dans certains cas la violence est inéluctable, Fanon cherche à en mesurer les effets sur la société, et ce dans la perspective d’une révolution (même si la dimension socialiste de sa pensée n’est pas très développée, il est très clair qu’il s’oppose au capitalisme dont les trusts ne sont jamais que les agents des pays colonisateurs). C’est l’exemple algérien que Fanon connaît le mieux. À mesure que la mobilisation grandit, il voit la société changer. Le rôle des femmes, le rôle des paysans, même les attributs principaux du colon sont à même de servir la cause : la radio, voix de la France par excellence, devient voix de l’Algérie à venir ; la langue française, langue de la propagande, devient, avec l’arabe et le berbère, capable de véhiculer la vérité. Fanon a certainement idéalisé les paysans, lesquels, éloignés des villes, se trouvaient selon lui, de fait, éloignés de la corruption et de l’affairisme. Le sociologue (Bourdieu, par exemple) pourra le lui reprocher, mais il me semble que l’intérêt qu’on peut trouver à le lire dépasse l’horizon d’une vérité factuelle. Certaines de ces analyses sont visionnaires, d’autres (si l’on reste dans cette optique objectiviste qui ne fut jamais la sienne) peuvent pécher par idéalisme ou visée politique. L’ensemble n’est pas exempt de contradictions, il est riche de tensions. Sa pensée évolue avec le temps, ses prises de positions varient, même si pour l’essentiel elles restent fidèles au principe de liberté qui les guide. Fanon est quelqu’un que le spectacle de l’injustice ou de l’oppression, de l’humiliation, révulse. Au fond, il déteste la domination, et c’est pourquoi il peut dire qu’un des principaux effets positifs de la lutte de libération c’est d’impliquer toute une population dans un même combat, de sorte qu’à son issue personne ne se trouve plus légitimé qu’un autre pour gouverner. L’histoire, une fois de plus, le contredira. Et pour autant il dit vrai, ce n’est qu’avec le temps que les « héros » de la libération sont devenus des dictateurs, trahissant on ne peut plus la raison émancipatrice qui les avait portés au pouvoir. À l’heure où plusieurs populations arabes luttent pour leur liberté et pour révolutionner leur Etat, il est saisissant de (re)lire Fanon, pour son intelligence, sa sensibilité, son exigence, son rêve, son énergie et son écriture, tendue, nerveuse, blessée, méchante, instruite, non pas tant des théories politiques que des combats et des souffrances liés au colonialisme. Il n’y a aucune grille de lecture à privilégier pour aborder ou revenir à Fanon, ce qu’il a à nous dire, qui qu’on soit, résonne fortement aujourd’hui, résonnera fortement demain, pour peu qu’on se mette à l’écoute d’un homme qui a vécu une situation historique exceptionnelle — la décolonisation —, paradigmatique des efforts que tout un chacun doit produire pour se dégager, prendre de la distance, récuser, et aussi pour ne pas devenir indigne de ce qui nous arrive, ce qui n’est pas toujours facile, chacun, je l’espère, comprendra pourquoi.
[1] Les analyses de Fanon que l’on trouve dans le chapitre III des Damnés de la terre (1961) sont d’une grande clairvoyance face à ce qui menace alors les pays africains nouvellement indépendants. Elles résonnent à l’égard d’une corruption qui sévit encore en Afrique mais aussi en France (Affaire Elf, Affaire Karachi...), également au regard des enjeux politiques et économiques liés au « Printemps arabe » et aux risques de dévoiement des mouvements révolutionnaires à l’origine du renversement de plusieurs dictatures.
[2] Césaire écrit dans cette lettre magnifique et cinglante : « La lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe – que dis-je, d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne saurait en aucune manière, être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte. » Et plus loin (mais c’est toute la lettre qu’il faudrait citer) : « Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre. » Pour juste que soit ce partage, il ne doit pas masquer le fait que le discours marxiste a aidé les populations opprimées, qu’elles fussent minorités (les Noirs américains par exemple) ou majorités (les peuples d’Afrique ou plus largement du Tiers monde), d’une part à prendre conscience de leur situation, d’autre part à se structurer comme mouvement. On pensera par exemple au Black Panther Party (for Self-Defense dans un premier temps, avant qu’il ne revendique à plein sa dimension politique révolutionnaire tout en mettant en place de nombreuses actions sociales, dont les fameux petits-déjeuners gratuits pour les enfants noirs qui souffrent de malnutrition) qui, à la fin des années 60, se réfèra explicitement au message anticolonialiste de Frantz Fanon, bien qu’il ne s’agît pas pour les Noirs américains de chasser l’occupant mais d’abord de s’armer au nom d’un principe d’auto-défense contre les agressions policières. (Je rappelle que la Constitution des États-Unis autorise le port d’arme.).
[3] Matthieu Renault : Frantz Fanon, De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Amsterdam, 2011.
[4] Il faut lire L’An V de la révolution algérienne pour prendre la mesure de la manière dont la médecine opère dans les colonies. Également le chapitre des Damnés de la terre consacré à la « Guerre coloniale et [aux] troubles mentaux ». On y apprend par exemple qu’un certain professeur Porot déclare au Congrès des aliénistes et neurologues qui se tient à Bruxelles en 1935, « que l’indigène nord-africain dont les activités supérieures et corticales sont peu évoluées, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par son diencéphale ». Ça donne le ton. Fanon fera bouger les lignes dans le domaine de la pratique psychiatrique, notamment à partir du moment où il sera nommé psychiatre à Blida, Algérie, en 1953.
[5] L’An V de la révolution algérienne, La Découverte, 2011, p 18.
[6] Effet de surface si on veut, mais affectant tout l’être. J’étais esclave, je suis libre. J’étais célibataire, je suis marié. J’étais martiniquais, je suis algérien.