Le retour
Akli Gérard Laman était un vieux retraité qui vivait à Paris. Il venait de fêter ses 70 printemps. En pleine forme, il passait ses dernières années à faire des croisières, car il avait la passion de la mer, notamment la Méditerranée. Et pour son dernier anniversaire, il avait reçu de ses amis un billet de bateau pour aller visiter sa terre natale, la Kabylie.
La Kabylie, qu’il avait quittée tout petit, à l’âge de 7 ans, après la mort accidentelle de ses parents. Le frère de son père, vivant à l’époque en France, l’avait adopté et emmené avec lui. Il l’avait inscrit à l’école et après une vingtaine d’années d’études, Akli avait obtenu son diplôme de médecine.
Ayant ouvert son cabinet à Paris, il y avait exercé jusqu’à sa retraite.
Akli était désormais veuf et père de deux enfants, un garçon et une fille. Sa femme était morte quelques années après sa retraite et ses enfants avaient quitté le nid familial fort longtemps auparavant. Une fois seul, il décida de profiter de sa retraite pour visiter les pays du soleil : la Grèce continentale, l’Italie, l’Espagne, la Sicile, la Crète, la Sardaigne... Il passait tous ses étés dans ces pays, loin de la grisaille et de l’humidité parisienne.
A son dernier anniversaire, Akli avait donc reçu un billet de bateau pour se rendre en Kabylie. D’un côté, il était content à la perspective de revoir son village, les champs d’oliviers et de figuiers qui entouraient la maison de sa naissance, la treille devant la maison, sous laquelle il s’amusait avec les autres petits du villages, ainsi que de reparler le kabyle, car il ne l’avait jamais oublié, même s’il trouvait rarement l’occasion de le pratiquer... Mais en même temps, il avait peur de se retrouver seul parmi des inconnus.
Le grand jour arriva : en plein été, Akli prit le bateau à Marseille, en direction de Bougie. Plus le navire avançait, plus il se sentait nerveux, voire même anxieux. Il savait que le village l’avait oublié, tout comme lui-même l’avait fait, depuis son départ. Sa peur se transformait de plus en plus en gêne, voire en honte. Il n’arrêtait pas de se déplacer de sa cabine à la passerelle du bateau, à la recherche d’un peu d’air afin de calmer une petite boule d’angoisse qui faisait des va-et-vient dans sa poitrine. Akli en voulait presque à ses amis de lui avoir offert ce billet. Il savait que son retour n’avait rien d’un triomphe, mais qu’il s’agissait plutôt d’une épreuve qu’il avait repoussée toute sa vie durant : revenir vers les lieux de son enfance afin de faire définitivement ses adieux à son village, adieux qu’il avait manqués ou mal faits en le quittant, après la mort de ses parents.
Comme un condamné, il compta les heures qui le séparaient de l’arrivée du bateau au port de Bougie et se réjouit en réalisant qu’il lui en restait beaucoup. Il essaya de lire, mais il n’arrivait pas à se concentrer. Il ne pouvait d’ailleurs rien faire, ni manger ni boire ni dormir, car tout son être était envahi par l’image de l’instant où il mettrait enfin les pieds dans son village, et probablement même dans la maison de sa naissance.
Arrivé à Bougie, Akli prit une chambre d’hôtel afin de repousser au maximum le moment de sa rencontre avec le monstre de son enfance : son village. Il s’installait quotidiennement à la terrasse d’un café situé en face de la mer, car la vue de celle-ci, espace ressenti comme maternel durant ces moments de doutes et de solitude, et qui le reconnaissait, le rassurait. Il l’avait toujours regardée comme une issue de secours. Était-ce la raison pour laquelle il aimait tant la mer et les îles ? Sur celles-ci, il se sentait comme dans le ventre de sa mère, entouré de liquide vineux, à l’abri des mauvais vents.
Après une semaine de procrastination, Akli décida enfin d’affronter sa phobie du retour. Il loua donc une voiture et se mit en route vers son village, qui se trouvait à quelques centaines de kilomètres de la mer. Il roulait doucement. Les chemins étaient étroits et la pensée de retrouver les siens continuait de l’obséder, grossissant dans sa tête comme une tumeur, dont il était impossible de calmer la douleur. Il culpabilisait d’avoir laissé les siens, de ne leur avoir jamais écrit et de n’être jamais revenu leur rendre visite. Il roulait comme endormi, et ne se réveillait qu’aux coups de klaxon qu’il recevait parfois subitement de la part des autres automobilistes qu’il croisait ou qui le dépassaient.
Akli arriva enfin au village grâce à une vieille carte coloniale. Il gara sa voiture sur la place et se mit à marcher, de mémoire, vers son quartier. Il ne reconnaissait rien ni personne. Le village était presque devenu une petite ville. Il demanda enfin à un jeune homme le chemin menant à la maison des Laman. Celui-ci le guida vers une demeure abandonnée où plus personne ne vivait, selon lui. Akli contempla en silence la porte et les fenêtres fermées à la peinture écaillée, un gros cadenas rouillé, l’herbe couvrant le toit et les murs, quelques fissures traversant les murs… Il remarqua aussi que la vigne de la cour avait disparu. Une énorme tristesse l’envahit soudain. Il se sentit perdu, presque menacé. On aurait dit que tous les éléments s’étaient ligués contre lui. Le voyant submergé par l’émotion et les larmes, le jeune homme lui demanda :
« Vous connaissez cette maison ? »
Le visiteur lui répondit, après un long silence :
« C’est la maison d’Akli Laman. »
Le jeune homme expliqua :
« On dit qu’il est né dans cette maison. Il en est parti tout petit, après la mort de ses parents, et n’est jamais revenu. Personne ne sait ce qu’il est devenu. Vous le connaissez ? »
Le vieil homme répondit :
« Je le connaissais. »
Après quoi, il saisit son téléphone et se mit à photographier les lieux :
« Je suis journaliste. J’écris sa biographie. »
Le jeune homme ne chercha pas à en savoir davantage. Le visiteur reprit son souffle et lui demanda de le raccompagner jusqu’à sa voiture. Une fois arrivés, il ouvrit le coffre, et en sortit une valise pleine de cadeaux, qu’il avait prévu d’offrir à ceux de sa famille qui l’auraient accueilli. Le jeune homme le remercia et lui demanda quel était son nom. Le vieil homme répondit :
« Je m’appelle Gérard. »
Après quoi, il remonta dans sa voiture et fonça vers la mer.