Une guerre ordinaire dévaste un pays ordinaire.
Des gens ordinaires massacrent, d'autres sont massacrés.
Entre dedans et dehors, la frontière est une cloison de papier.
Terrible
L'histoire que raconte Emmanuel Darley n'est pas
la restitution d'une tragédie par la voix du documentaire,
ce n'est pas non plus une fiction à l'anglo-saxonne plaçant
ses personnages au cœur d'une guerre, ce n'est pas une reconstitution.
C'est juste un conte, avec des noms symboliques, le général
Brûlé comme tête brûlée, Cheval
et Jument, Coquille et Dommage, ou encore Aurélien Surveille.
La ville s'appelle Restonica, mais les gens s'appellent Jules, Joseph,
Eugène, Lorette, Grégoire, Antoine, Gilles, madame
Françoise...
Est-ce que ça se passe, ici, tout près,
loin ? C'est quoi loin ? C'est Sarajevo, ou Alger ?
La géographie du livre s'en tient à
deux espaces, dedans, dehors. Comme on dit pour, ou contre.
Et les voix alternent, celles qui sont dehors et
qui mitraillent, dévastent, tuent. Celles qui sont dedans
et qui subissent, crient, meurent. C'est un peu simple ? Oui et
non. La naïveté a du bon. Emmanuel Darley s'en sert
en toute conscience. Pour dire l'innommable, l'indicible, l'absurde,
l'intolérable, il a choisi cette façon, sensible et
sans apprêt, directe, répétitive. Il crée
moins une distance qu'une sorte d'incrédulité. On
s'étonne à nouveau que cela, l'horreur, puisse être
aussi ordinaire.
"Toujours rêvé détruire.
Comme dans les films, entrer dans les maisons et tout jeter à
terre."
Et comme dans les films, ou les jeux d'enfants,
les hommes nettoient, massacrent, anéantissent.
De raisons, il ne faut pas chercher. On en trouvera
toujours, bonnes ou mauvaises. Les bonnes finissent par devenir
mauvaises, et réciproquement. Voilà, entre autres,
ce qu'avec sa façon, son style, son point de vue, Emmanuel
Darley induit : que l'animal dans l'homme réduit toute intelligence,
réflexion et humanité. Que les questions n'engendrent
plus les actes, et les actes plus de questions. Que les esprits
préfèrent fantasmer plutôt que voir la réalité,
bref que la réalité est une vision parmi d'autres,
virtuelle finalement, et que tout est interchangeable et modifiable
à gré. "Un des malheurs" est un livre qui
donne le tournis, et ce tournis est une image du monde. Cul par-dessus
tête va le monde, ce qu'on sait déjà, mais que
ce soit devenu un jeu d'enfants, on ne l'a peut-être jamais
vu à ce point.
Qu'un livre sur la guerre nous la rende si fluide
et ludique - et plus seulement monstrueuse et tragique - fait évidemment
frémir. "Peu importe si tu meurs, peu importe si tu
passes, bientôt viendra la victoire, au son de la valse, au
son de la valse."
Il y a beaucoup d'enfants dans le livre d'Emmanuel
Darley, ils font de la luge sur la neige ou courent dans le ruines
juste après les bombardements. Les enfants n'ont pas d'idée
du passé, du futur. Les enfants vivent seulement le présent,
et de la mort il se moquent encore. Ils ont des notions tranchées,
les gentils et les vilains, et sont légers, irresponsables,
innocents.
La figure de l'enfant, rapportée à
l'homme, ces hommes qui du jour au lendemain investissent les collines
et détruisent une ville sous prétexte qu'elle fut
leur des siècles auparavant, est une parabole. La folie c'est
de se croire toujours innocent, et tout-puissant. Est-ce à
dire que dans ce monde, saturé de moyens d'informations,
de pressions, obsédé par la sécurité
et l'allongement de la vie, l'esprit des hommes ne mûrit plus,
ne grandit plus ? Que, scotché aux consoles et autres écrans,
il ne dépasse plus les stades primaires de la jouissance
?
Est-ce à dire que les notions de progrès
scientifique et social sont définitivement déconnectées
du sens de la civilisation et de la morale ? Est-ce à dire
que la confusion entre enfance et infantilisme est consommée
? Le livre d'Emmanuel Darley est-il un ouvrage d'anticipation ?
Les frontières entre l'humain et l'inhumain sont-elles devenues
des cloisons de papier qu'une poussée un peu trop forte de
la main peut déchirer pendant une bagarre de gamins ?
Mais sommes-nous décidés à
devenir aussi brutaux, primitifs et grotesques ? L'héroïsme
est-il devenu notre seul rêve ? Serons-nous ces grands enfants
attardés, ces généraux tordus et ces troupions
indifférents ? Allons-nous subir sans protester le grand
lessivage d'esprit que les sous-produits de la culture nous infligent
sans douleur à longueur de journée et de nuit, et
cela dès le plus jeune âge ?
Reposons-nous la question première, celle
qui régulièrement vient hanter et scander "Un
des malheurs", question réduite à sa plus simple
expression, nue et effrayante : "Sommes-nous ?"
Et relisons, après le livre de Darley, "L'Espèce
humaine" de Robert Antelme. Que fait l'homme de son histoire
?
Un des malheurs
d'Emmanuel Darley, Verdier
par Claudine Galéa
Emmanuel Darley sur remue.net
Un des malheurs sur le site des éditions Verdier
Cette guerre est la nôtre
Une guerre ordinaire dévaste un pays ordinaire. Des gens ordinaires massacrent, d'autres sont massacrés. Entre dedans et dehors, la frontière est une cloison de papier. Terrible
L'histoire que raconte Emmanuel Darley n'est pas la restitution d'une tragédie par la voix du documentaire, ce n'est pas non plus une fiction à l'anglo-saxonne plaçant ses personnages au cœur d'une guerre, ce n'est pas une reconstitution. C'est juste un conte, avec des noms symboliques, le général Brûlé comme tête brûlée, Cheval et Jument, Coquille et Dommage, ou encore Aurélien Surveille. La ville s'appelle Restonica, mais les gens s'appellent Jules, Joseph, Eugène, Lorette, Grégoire, Antoine, Gilles, madame Françoise...
Est-ce que ça se passe, ici, tout près, loin ? C'est quoi loin ? C'est Sarajevo, ou Alger ?
La géographie du livre s'en tient à deux espaces, dedans, dehors. Comme on dit pour, ou contre.
Et les voix alternent, celles qui sont dehors et qui mitraillent, dévastent, tuent. Celles qui sont dedans et qui subissent, crient, meurent. C'est un peu simple ? Oui et non. La naïveté a du bon. Emmanuel Darley s'en sert en toute conscience. Pour dire l'innommable, l'indicible, l'absurde, l'intolérable, il a choisi cette façon, sensible et sans apprêt, directe, répétitive. Il crée moins une distance qu'une sorte d'incrédulité. On s'étonne à nouveau que cela, l'horreur, puisse être aussi ordinaire.
"Toujours rêvé détruire. Comme dans les films, entrer dans les maisons et tout jeter à terre."
Et comme dans les films, ou les jeux d'enfants, les hommes nettoient, massacrent, anéantissent.
De raisons, il ne faut pas chercher. On en trouvera toujours, bonnes ou mauvaises. Les bonnes finissent par devenir mauvaises, et réciproquement. Voilà, entre autres, ce qu'avec sa façon, son style, son point de vue, Emmanuel Darley induit : que l'animal dans l'homme réduit toute intelligence, réflexion et humanité. Que les questions n'engendrent plus les actes, et les actes plus de questions. Que les esprits préfèrent fantasmer plutôt que voir la réalité, bref que la réalité est une vision parmi d'autres, virtuelle finalement, et que tout est interchangeable et modifiable à gré. "Un des malheurs" est un livre qui donne le tournis, et ce tournis est une image du monde. Cul par-dessus tête va le monde, ce qu'on sait déjà, mais que ce soit devenu un jeu d'enfants, on ne l'a peut-être jamais vu à ce point.
Qu'un livre sur la guerre nous la rende si fluide et ludique - et plus seulement monstrueuse et tragique - fait évidemment frémir. "Peu importe si tu meurs, peu importe si tu passes, bientôt viendra la victoire, au son de la valse, au son de la valse."
Il y a beaucoup d'enfants dans le livre d'Emmanuel Darley, ils font de la luge sur la neige ou courent dans le ruines juste après les bombardements. Les enfants n'ont pas d'idée du passé, du futur. Les enfants vivent seulement le présent, et de la mort il se moquent encore. Ils ont des notions tranchées, les gentils et les vilains, et sont légers, irresponsables, innocents.
La figure de l'enfant, rapportée à l'homme, ces hommes qui du jour au lendemain investissent les collines et détruisent une ville sous prétexte qu'elle fut leur des siècles auparavant, est une parabole. La folie c'est de se croire toujours innocent, et tout-puissant. Est-ce à dire que dans ce monde, saturé de moyens d'informations, de pressions, obsédé par la sécurité et l'allongement de la vie, l'esprit des hommes ne mûrit plus, ne grandit plus ? Que, scotché aux consoles et autres écrans, il ne dépasse plus les stades primaires de la jouissance ?
Est-ce à dire que les notions de progrès scientifique et social sont définitivement déconnectées du sens de la civilisation et de la morale ? Est-ce à dire que la confusion entre enfance et infantilisme est consommée ? Le livre d'Emmanuel Darley est-il un ouvrage d'anticipation ? Les frontières entre l'humain et l'inhumain sont-elles devenues des cloisons de papier qu'une poussée un peu trop forte de la main peut déchirer pendant une bagarre de gamins ?
Mais sommes-nous décidés à devenir aussi brutaux, primitifs et grotesques ? L'héroïsme est-il devenu notre seul rêve ? Serons-nous ces grands enfants attardés, ces généraux tordus et ces troupions indifférents ? Allons-nous subir sans protester le grand lessivage d'esprit que les sous-produits de la culture nous infligent sans douleur à longueur de journée et de nuit, et cela dès le plus jeune âge ?
Reposons-nous la question première, celle qui régulièrement vient hanter et scander "Un des malheurs", question réduite à sa plus simple expression, nue et effrayante : "Sommes-nous ?"
Et relisons, après le livre de Darley, "L'Espèce humaine" de Robert Antelme. Que fait l'homme de son histoire ?
Claudine Galea