MAN-carte postale n°2

L’absolu du musée ou le musée absolu

Si vous n’aimez pas la vitesse, il ne faut pas croiser la route d’Olivier Hauchecorne. En une phrase, il vous citera l’excipit de la Critique de la raison pratique, où Kant affirme que toute la philosophie se réduit à trois questions-clés : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?  » et ajoutera que ces questions ayant pour objet la métaphysique, la morale et la religion se résument à une seule : « Qu’est-ce que l’homme ? » dans la mesure où celui-ci, en tant que raison finie, ne saurait exister que sur le mode pratique de la rationalité, dont la connaissance n’est par conséquent rien d’autre que la conscience exacte de son être... Il enchaînera avec Anne Lehoërff, préhistorienne spécialiste de l’âge du Bronze en Europe, auteur de Préhistoires d’Europe, avant d’évoquer le philosophe Terence Marshall, dont les écrits nous renvoient à Kant (boucle bouclée), Jean-Jacques Rousseau et surtout Leo Strauss (boucle ouverte).

Olivier Hauchecorne me reçoit dans son bureau de l’aile sud-est. On le comprend vite, celui qui exerce les fonctions de secrétaire général du Musée et du Domaine, est nourri de philosophie. Et sans doute est-ce une approche non dénuée de fondement lorsqu’on s’attache aux origines de l’homme, autant dire de l’humanité. Du musée, il dit « c’est plus que le Louvre ». Puis il convoque Malraux, qui considérait l’institution alors nommée musée des Antiquités nationales comme « le deuxième musée de France, juste après le Louvre ».
Olivier Hauchecorne, lui, place au-dessus de tout le dialogue entre civilisations et cultures qui est à l’œuvre dans le musée, et dans le château. Il précise, comme pour assoir son propos : « c’est la seule institution muséale qui a survécu à l’anti-bonapartisme consubstantiel des IIIe, IVe et Vee Républiques », avant de me faire remarquer que le N de Napoléon s’inscrit également jusque sur les toits du château, là où je n’avais remarqué que les F omniprésents de François Ier.

Et de rappeler l’inauguration du Musée par l’empereur le 12 mai 1867, article du Figaro à l’appui, qui se déroula sous une pluie « diluviale » ce qui ne manqua pas de faire sourire les chroniqueurs, parlant d’un musée « où l’on collectionne les antiquités antédiluviennes ». On peut lire, dans l’édition du mardi 14 mai dont Olivier Hauchecorne m’a donné une copie, un compte-rendu savoureux de la visite impériale. En voici un extrait :

« Les collections, admirablement classées, commencent précisément par ces premiers vestiges de la présence de l’homme en Gaule, réunis dans la première salle à l’entrée de laquelle une pensée délicate a fait placer les bustes de M. Boucher de Perthes et de M. Christy qui, de l’un et de l’autre côté de la Manche, ont reculé nos origines primordiales jusqu’à une époque où l’Inde et l’Egypte étaient sauvages et désertes. C’est l’époque des alluvions quaternaires. Les monuments qui nous restent des hommes de ce temps sont des haches et des couteaux de silex non poli, trouvés enfouis à huit mètres de profondeur, auprès d’Abbeville, d’Amiens et même de Paris. Plus tard, à l’époque des cavernes, à l’âge du renne dont les reliques sont déposées dans la seconde moitié de cette salle, l’art s’est développé. Avec les mêmes armes de pierre non polie, on trouve des os sculptés et des poteries, et, chose étrange, l’homme de cet âge perdu dans le passé, ce peuple dont il ne reste point un souvenir, avait un sentiment artistique réel. »

Olivier m’explique comment, sous Louis XIV, les appartements étaient répartis entre la famille royale (au premier étage) et les maîtresses du roi (à l’entresol) ainsi que leurs enfants. Dans l’aile sud-est où se trouve son bureau, les favorites avaient droit à quatre fenêtres chacune à l’entresol, tandis que l’étage supérieur et ses appartements plus hauts étaient réservés pour la reine et ses suivantes. Ainsi Mme de Montespan, qui servait de paravent à Mme de Lavallière, cohabitaient au château... Mme de Maintenon était quant à elle installée rue du Vieil-Abreuvoir. On en revient toujours au bâtiment, à ses fantômes et à ses mœurs de cour, qui précèdent l’invention géniale des couloirs de Versailles.

Olivier Hauchecorne résume : dans ce bâtiment, 15% datent de l’époque médiévale, 30% sont de Pierre Chambiges, l’architecte de François Ier, et 50% sont d’époque Napoléon III avec l’architecte Eugène Millet. Le compte n’y est pas... Les 5% manquants seront l’œuvre de l’architecte Régis Martin à qui a été commandé un escalier hélicoïdal qui prendra place derrière la rosace de la chapelle, en 2021. Et Louis XIV dans tout ça ? Les pavillons Mansart qu’il avait fait édifier ont disparu. Ainsi Régis Martin supplanterait le Roi-Soleil, une fois construit l’escalier ? C’est toute l’ironie de cette mathématique architecturale dont Olivier s’amuse, en même temps qu’il la relève. Pourtant ce qui demeure de Louis XIV et de son brillant séjour au château dépasse la consistance de la pierre : le souvenir de cette époque resplendissante offre au lieu son épaisse étoffe romanesque. Les vers de Molière résonnent encore sous les voûtes de la salle des Comédies.

Mais qu’est-ce qui fait dire à Olivier Hauchecorne que le musée est « plus que le Louvre » ? C’est le « musée des musées » insiste-t-il, le musée des origines et l’origine des musées, l’alpha et l’oméga du dialogue et de la recherche de la vérité. Me précédant dans les couloirs et les escaliers, il poursuit : « Au Louvre on va avant tout admirer les Beaux-Arts, avec l’idée de la contemplation du beau en soi ; ici on découvre l’essence même de l’humanité. » Les collections d’archéologie ne présentent pas que de beaux objets, elles ouvrent cette brèche dans le temps à travers laquelle nous discernons ceux qui, depuis la nuit des origines, ont forgé notre singularité présente, établi les fondements de l’espèce et affirmé nos caractéristiques d’êtres humains.
Catherine Schwab m’avait parlé des salles de préhistoire qu’à son arrivée au Musée, en 2001, elle a trouvé « dans leur jus des années 1960 », telles qu’elles avaient été refaites par le préhistorien Henri Delporte, conservateur à partir de 1964 puis directeur du Musée jusqu’en 1987.
Olivier me présente les effets de la « rénovation Malraux » dans les salles du premier étage : cheminées coffrées au ras des pierres par des panneaux en matière métallique — elles sont à présent invisibles, alors qu’elles constituaient un élément d’apparat au XIXe siècle —, moquette au sol, fenêtres masquées par des vénitiennes, faux plafonds, coffrage des murs en lambris.

André Malraux et son musée imaginaire (photo Maurice Jarnoux)

André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, est un passionné d’archéologie, et le programme de rénovation qu’il lance en 1962 a pour ambition de redonner aux collections lisibilité et clarté. Le nombre d’objets présentés va chuter à 30 000, et seuls deux étages sur les quatre qui composaient le musée seront désormais accessibles au public. Les collections sont présentées par ordre chronologique, depuis la Préhistoire jusqu’au Moyen Âge.
Toute l’architecture Napoléon III disparaît sous le design des années 1960, lequel aujourd’hui peine à rivaliser avec d’autres musées d’archéologie. Presque rien n’a été conservé de la présentation d’origine, déplore Olivier Hauchecorne : « paradoxalement, dit-il, la muséographie du XIXe est plus adaptée au parcours de visite pour comprendre le monument dans la profondeur de l’histoire ». Il me montre, en ouvrant un battant dans la cloison, derrière lequel est fixé un tableau électrique, une ancienne cheminée Napoléon III, coffrée au ras de la pierre...
Dans la salle d’archéologie comparée, les vitrines-tanks, énormes boîtes vitrées posées sur un pied cubique, témoignent de la conception « hors sol » d’une muséographie qui fait regretter les vitrines-tables dessinées par Eugène Millet... Des portes sont pratiquées sur la partie la moins visible de la boîte et les scénographes peuvent entrer à l’intérieur de la vitrine, par un panneau latéral, comme on entrerait dans un container.

La salle, gigantesque et magnifique (salle de bal inaugurée par Henri II le 19 mai 1549, elle prit le nom de salle des Comédies à partir de 1662, puis de salle de Mars en 1862), ainsi que le deuxième étage aujourd’hui fermé au public dont le beau décor d’époque Napoléon III a subsisté, font l’admiration de tous ceux qui aspirent à une rénovation intégrale du musée. Ce qui paraissait obsolète, daté et même indésirable sur le plan esthétique dans les années 1960, est aujourd’hui considéré comme infiniment plus beau que ce qui a été mis en place à une période où le progrès technique privilégiait des matériaux d’aménagement intérieur valorisés par l’explosion des dérivés de la pétrochimie, tels que plastique, moquette, placages et coffrages.
La course à la modernité, la volonté de laisser derrière soi aussi bien la pierre, la brique et le bois, matériaux historiques du château, mais également la marque d’une époque jugée révolue, héritière du XIXe siècle auquel il convenait de tourner le dos, dans une volonté d’affranchissement de la longue période qui avait vu depuis le second Empire se succéder trois guerres, de plus en plus meurtrières, et dont la nation se relevait, péniblement, à l’aube des Trente Glorieuses vers lesquelles le pays tout entier tendait les bras, tout cela, à presque 50 ans de distance, s’est déposé tel un limon dans l’eau trouble des successions de régimes et de modes.
Et nous voilà, déjà bien entrés dans le XXIe siècle, au premier stade d’un futur grand aménagement qui permettrait d’imprimer une marque nouvelle, sans cassure ni opposition cette fois, mais plutôt dans l’esprit d’un retour aux origines, ou du moins d’une redécouverte du bâtiment et de son allure initiale.

Olivier ouvre une porte en arc de cercle – ah ! ces portes incurvées qu’aurait adorées Lewis Carroll –, et nous voici dans un escalier aux parois et pilier central tapissés de brique. Devant le portail en bois aux ferrures toutes médiévales qui ouvrait jadis sur la salle réservée aux monuments divers de l’Époque chrétienne, il me fait remarquer sur les voûtes du fronton en ogive, la superposition des siècles qui se distinguent aisément dans la succession des sculptures, différemment usées par le temps. Ici, c’est une archéologie du bâti qui est à l’œuvre, et quasiment à vue. Encore quelques pas et nous sommes à l’arrière de la rosace (bouchée) de la chapelle, là où se tiendra le futur ouvrage de Régis Martin.
À écouter Olivier Hauchecorne, je comprends que le fameux escalier hélicoïdal, qui va transformer l’entrée du public dans le bâtiment et les accès aux collections, est la première marche d’un processus de restauration qui pourrait, à terme, offrir au musée la stature d’un autre Louvre à l’ouest de Paris, et dont tous ceux qui voient dans le château de Saint-Germain-en-Laye le cadre idéal pour un grand musée d’archéologie, rêvent activement.

À courir de salle en salle, de sous-sol en étage, dans ce château à cinq faces au plan si peu ordinaire dans lequel je me repère encore mal, j’ai la sensation de tournoyer dans un vortex à la rotation de plus en plus rapide et d’être entraînée, aspirée plutôt, par la marche du temps soudain transformée en gigantesque spirale de brique, ou au contraire arrêtée net sur le seuil d’une porte arrondie qui permet, comme sous l’effet d’une courbure particulière de l’espace-temps, de passer du dedans au dehors, mais aussi de l’ombre à la lumière, du passé au présent, du réel à l’imaginaire, tout en restant parfaitement immobile.

21 novembre 2019
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