Mars Mars

Dimanche 1er mars
Ce matin la romancière Virginie Despentes signe une tribune dans Libération. C’est intitulé On se lève, on se casse. Elle est debout, elle marche, je ne comprends pas d’où elle parle - de quel endroit.

Lundi 2 mars
Pour une commande du mensuel The Art Newspaper, j’imagine Avril, l’extrait du journal d’un artiste, un homme de 38 ans qui n’a pas encore de prénom. C’est troublant de tenir quotidiennement celui-ci qui arrive celui-là que j’invente. Cette forme, le journal, parce que : le fragment est le cadre de la discontinuité que je veux ; sa banalité travestit la fiction extraordinaire que je rêve ; je poursuis Ici d’une façon qui s’échappe.

Mardi 3 mars
Mon amie Flora est peintre : son travail, c’est les lumières et la couleur en des endroits. Elle imagine des œuvres in situ, souvent éphémères : ses peintures sont des apparitions ; elles disparaissent pour la plupart.
Bientôt, un ouvrage va en réunir des photographies sous l’angle du détail : uniquement des fragments, des bouts, des morceaux, des coins, des pans, des bribes. L’éclat - aucune vue d’ensemble. On y voit le geste de Flora, ce qu’elle voyait en faisant, ce qu’elle avait au bout du pinceau, à portée de bombe ou d’aérographe. Elle me propose d’écrire pour accompagner cette publication.

Mercredi 4 mars
Dans l’après-midi, j’écris, donc, pour Flora un bout de théâtre ; je l’appelle After : c’est une fête qui se poursuit, le jour se lève, le personnage qui importe s’appelle Jaune. "Toi, Jaune, ne bouge pas ; à cet endroit précis, tu es rousse". Julien dit ça, assis sur le canapé, une assiette sur les genoux. Il mange une saucisse mais je ne l’écris pas. Je pense à l’édition orange de l’Antigone d’Anouilh que j’ai lue adolescente. J’écris  : "Après, c’est encore la fête ; notre regard tombe et couvre des surfaces à peine plus vastes que celles de nos yeux. On n’a que les détails et il faut danser pour rester ensemble."

Jeudi 5 mars
On s’est rencontrés en octobre lors des premiers ateliers de l’association Autremonde. Saka vit en France depuis quelques mois. Il est passé avant par plusieurs pays d’Afrique, puis l’Italie, et l’Espagne. Il a quitté le Mali où il vivait à 14 ans, sans alphabet, sans un mot de français, mais Saka est forgeron. On le reste. Il lisait Les trois mousquetaires en octobre. Il a 24 ans, il écrit, il veut être « écrivain », c’est ce qu’il me dit, en octobre aussi. Je lui ai proposé de publier dans la revue, je lui ai filé un ordi, et on s’est dit qu’on se verrait régulièrement. On s’est vus, mais fin février il a dû partir en Italie pour suivre la procédure de demande d’asile engagée là-bas il y a deux ans. Faire un petit voyage, c’est ce qu’il a dit.

Vendredi 6 mars
La demande de Saka est refusée. On lui conseille d’attendre pour revenir. De Rome, il envoie un message.

Samedi 7 mars
Je trouve dans rue du Paris l’affiche d’une lecture qui a lieu aujourd’hui à la médiathèque de Charenton « sur la thématique nationale Le Courage ». C’est illustré par une œuvre noire de Pierre Soulages.

Dimanche 8 mars
Une rose rouge est éclose au fond du jardin.

Lundi 9 mars
À Autremonde, ce soir, Aslazy écrit : « La mer écoute bien les histoires du monde ».
Au creux de sa phrase, on entend tous monter les vagues.

Mardi 10 mars
Toujours ce parterre de jonquilles dressées aux pieds du périphérique, sous les platanes : est-ce les mêmes fleurs, ou d’autres apparues depuis la semaine dernière ? Je sais pas, mais il n’existe d’autres couleurs pour les jonquilles que le jaune.
C’est l’anniversaire de mon père.

Mercredi 11 mars
Philippe m’envoie la couverture de Grotte ; elle est jaune.

Jeudi 12 mars
Saka m’écrit de Rome qu’il lit Hic. Il lit Hic dans l’Italie confinée, en attendant de braver à nouveau la frontière, et moi j’ai rendez-vous chez l’ostéopathe. Sur Doctolib, elle indique qu’une expérience de mort imminente lui a permis de développer une extrasensorialité neuronale. Pendant qu’elle me manipule, elle dit merci et ce n’est pas moi qu’elle remercie.

Vendredi 13 mars
Je visite l’atelier de Maude qui m’a commandé un texte pour Flamingo Croquet, un solo qui aura lieu en mai à Dijon. On parle d’Alice et d’archéologie, en particulier d’un site néolithique anatolien : les corps des morts y étaient enterrés dans les maisons, dans le sol, sous les banquettes. Cet endroit s’appelle Çatal Höyük. On regarde ses peintures ; elle m’explique qu’on y voit le détail et l’ensemble, la vision rapprochée et la vue générale, la matière et la silhouette, comme jamais on ne le peut dans la réalité. Je comprends que c’est aussi une manière qu’elle a d’être au monde, au cœur et à distance des choses.

Samedi 14 mars
De Rome, Saka m’envoie 40 000 signes.

Dimanche 15 mars
Je porte tout le week-end un sweat acheté la semaine dernière dans une friperie de Saint-Michel. Au niveau de la poitrine, est écrit « NOTRE DAME » en lettres bleu marine. On écoute religieusement l’allocution du président  : ce qui arrive n’est pas nommé et ça commencera mardi.

Lundi 16 mars
Demain, nos yeux sur nos maisons, on saura d’où on parle.

Mardi 17 mars
Trois cents pages jaunies, non lignées, dans un carnet vierge.

Mercredi 18 mars
Les enfants sont partis vivre dans le Sud avec leur mère.

Jeudi 19 mars
Au marché, j’achète de la mauve pour en manger les feuilles ; je les équeute les lave et les cuits comme des épinards, mais à la fin je me coupe le pouce avec le couvercle en métal d’une conserve de tomates. La pulpe saigne, d’un rouge trop laiteux, identique à celui des fruits dans la boîte, comme si une larme de blanc s’était mêlée à mon sang. Je mets un pansement et ne pense plus aux mauves.
Plus tard, en me couchant, je sens mon cœur battre tout au bout de mon doigt.

Vendredi 20 mars
Le vent passe les couleurs ; le ciel tourne du clair au gris ; il s’éteint. À peine arrivés, les enfants s’endorment ; ils ne remarquent pas le papier peint collé sur le plus grand des murs de leur chambre : c’est une fresque du port de Boston au XIXe siècle dont j’ai trouvé hier les laies impeccablement roulées à la sortie de l’immeuble.

Samedi 21 mars
Printemps. Les jumeaux se lèvent en même temps que le soleil avec le projet de se coucher à la nuit tombée. Ils ont appris à lire l’heure comme à compter : douze heures debout ils me disent, douze heures endormis. Ils hurlent « Équinoxe » les bras en croix.

Dimanche 22 mars
Dans la cours de l’immeuble, on trouve des fleurs jaunes seulement : primevères, corète, jonquilles et chélidoines. On fait un petit bouquet avec les dernières : un abondant suc or coule de la tige coupée sur nos doigts. Thành dessine avec un troisième œil sur le front de son frère.

Lundi 23 mars
Je quitte Paris pour Marseille aux aurores. À mon arrivée, le soleil est encore loin derrière moi, loin de la mer, dans les montagnes.

Mardi 24 mars
Je bois mon café en regardant le bébé. Il rampe, rase les murs et quadrille le salon comme un aspirateur, un aspirateur robot curieux. Il frappe, gratte, caresse ; il mord et lèche. Aucun détail ne lui échappe. Tandis que je l’observe sans bouger, Jochen entre dans la pièce et se précipite pour prendre l’enfant dans les bras.

Mercredi 25 mars
C’est la troisième fois qu’avant le coucher du soleil, nous observons au-dessus de la mer, deux points lumineux. Ils sont fixes. Leur distance à l’horizon et leur écartement restent de jour en jour identiques. Et tous les soirs, ils disparaissent avec le noir. On s’amuse à chercher ce que ça peut être en buvant des bières : de simples avions qui volent dans notre direction, des satellites coordonnés, immobiles, des agents extraterrestres, deux nouvelles planètes, des trous dans le ciel, des comètes jumelles qui nous arrivent, et demain nous pulvérisent. Leur apparition au moment où la lumière diminue laisse imaginer que peut-être toute la journée, elles sont là au-dessus de nos têtes, noyées de soleil. La fille aînée de Jochen nous dit que des dizaines de personnes en témoignent et s’interrogent sur les réseaux ces jours-ci. Elle fait un polaroïd : on voit deux points blancs minuscules sur le petit tirage ; avec un feutre Ludmila dessine en souriant un visage dont nos deux lumières sont les pupilles.

Jeudi 26 mars
À neuf mois le bébé pointe l’index vers ce qu’il regarde.
À l’école, une étudiante dit avoir vu une autre lueur au-dessus des deux premières : elle dit « et la troisième forme avec les deux autres un triangle isocèle ».

Vendredi 27 mars
Le bébé a besoin de toucher pour voir. Il a besoin de lécher pour toucher. Je le regarde tous les matins au petit déjeuner et cette fois il me sourit.
Les lumières ont disparu où on ne les voit plus.

Samedi 28 mars
Quitter Marseille à contre-cœur.
Une femme devant moi verse des dizaines de petites dosettes de lait dans un gobelet en carton. Ses doigts sales comme l’épaisse clarté du liquide me répugnent. Le train marche à l’envers et mon cœur roule sur ma langue.

Dimanche 29 mars
Au-dessus de mon lit, une image flotte qui n’est pas une ombre. Le rideau métallique est clos et seul un trou minuscule laisse entrer la lumière : je ne reconnais pas immédiatement le feuillage de printemps du platane qui danse, inversé, tronc au ciel, sur le mur noir de ma chambre.

Lundi 30 mars
Ma résidence débute dans quelques jours. J’achète sur Internet des billets trop chers pour la Mayenne. Je regarde sur Google Maps le temps que ça prendrait en voiture, en vélo, à pied. Mes paupières tombent sur l’écran alors que je cours au milieu d’une forêt de dolmens. Je monte sur le plus gros des mégalithes ; couché, il devient mon cheval d’arçon. Coupé, casse-noisette, ciseau, dégagé, je finis par dormir pour de bon, les bras croisés sur mon clavier. Je me réveille au milieu de l’après-midi avec une marque en travers du visage qui ne s’effacera qu’à la nuit tombée.

Mardi 31 mars
Quitter mars sans regrets.

2 avril 2020
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