Mes personnes secondaires
Dieu est abstentionniste. C’est-à-dire qu’il devrait encourir la réprobation la plus sévère, si l’on s’en tenait au discours convenu qui décrète avec autorité que le camp des abstentionnistes, ventre mou des républiques, est coupable, infiniment coupable de ne pas se mobiliser pour un parti ou pour un autre, de ne pas cristalliser sa pensée sur une appartenance que matérialise le choix d’un bulletin de vote. Or, Dieu est l’abstentionniste par excellence. Depuis l’origine, il est celui qui, dans toute sa bonté, n’a jamais versé une larme sur les luttes fratricides auxquelles s’adonnent les êtres humains. Dieu n’est ni pro-ukrainien, ni pro-russe, ni pro-yéménite ni pro-saoudien, il n’est ni partisan de Boko Haram ni soutien de la population civile, ni en faveur de l’Orient ni en celle de l’Occident, ni membre de l’OTAN, ni membre de l’ONU, ni du G7, Dieu surplombe ces camps dans l’indifférence. Il est étrange de demander aux petits hommes modestes et penauds de savoir se mobiliser plus que ne le fait l’être suprême. À moins précisément que l’aveuglement inhérent à leur place dans la mêlée les obligeât au refuge auprès d’un chef. Ils ne peuvent pas, comme Dieu, s’abstraire tranquillement du jeu commun.
Toujours elle avait voulu être abstentionniste. De fait, le mot n’est pas exact, pour être plus précise, elle n’avait pas voulu voter, c’est-à-dire qu’elle avait voulu échapper au principe même, n’entrer dans aucune des classifications, n’être répertoriée dans aucun clan, dusse-t-il être celui de ceux qui s’abstiennent. Elle était devenue majeure à dix-huit ans, et cette récente précocité d’accès aux listes électorales avait été vendue comme un acte nouveau d’émancipation plutôt que comme un acte de subordination. Cependant, l’enregistrement, qui avait pris un tour automatique, rendait invraisemblable de rester longtemps hors champ, même en l’ayant souhaité. La municipalité ne l’avait jamais oubliée, elle recevait convocations et bulletins, c’est-à-dire qu’elle entrait nécessairement dans la comptabilisation des suffrages non exprimés. Si la coercition juridique n’existait pas encore en cette matière, la pression collective était d’une redoutable unanimité. Le monde se résumait perpétuellement à cette évidence affichée, si tu ne votes pas tu as gagné le droit de te taire. Ne pas voter impliquait pour beaucoup une sorte d’exclusion du débat public, quand pour elle c’était justement le fait de voter qui entravait tout débat.
La première échéance véritable était venue en 1981, lorsque la coalition des gauches s’évertuait à propulser Mitterrand au pouvoir. Sans conteste la perspective paraissait encourageante après des décennies de conservatisme, même si la confiance mise dans cet homme particulier tenait d’un aveuglement temporaire : les années de règne allaient révéler les profondeurs perverses de cette présidence. Elle ne disposait évidemment pas d’une lecture anticipative des choses, mais donner sa voix, non, elle ne le voulait pas. Ce langage, autour d’elle, se révélait inaudible, familialement, on s’enthousiasmait déjà pour cette victoire inespérée, et, la prenant comme une fillette capricieuse, on la poussa jusqu’au bureau. Dans l’isoloir elle vécut une perplexité insoluble, laisser l’enveloppe vide, glisser le nom de Mitterrand, quoi qu’elle fît elle se sentait trahie, être venue de force jusque-là et faire courir le risque de l’échec du candidat, ce serait un gâchis, lui donner son soutien, ce serait abdiquer encore plus manifestement. Des années plus tard, elle était incapable de dire à quoi elle s’était résolue, imaginant que l’avait emporté la volonté de résistance à la pression des siens, que, pour se regarder dans la glace, elle n’avait pu affirmer sa liberté que dans le blanc.
Jamais elle n’avait pardonné cette manipulation, avoir dix-huit ans comme une enfant, se démettre de ses convictions pour faire l’enfant, agir avec la passivité, l’obéissance de l’enfant, longtemps elle y avait repensé en rougissant. Elle avait voté, cela restait en elle comme une tache, une flétrissure, que les abstentions suivantes jamais ne parvinrent à effacer.