Métamorphose d’une cité par Pierre Guyotat

La sonnerie du téléphone me réveille presque. C’est le Maire-adjoint, chargé des Affaires culturelles. « Patrick, si vous avez le nom d’un auteur plus connu que ceux que vous invitez habituellement, on peut organiser une invitation officielle à la Ville, réfléchissez-y ». J’avoue ne pas comprendre et, stupéfait, ne songe bien sûr à personne, et suis même quelque peu irrité par la proposition. Nous sommes en contact depuis qu’il a accepté et encouragé, il y a six mois, la naissance d’une Revue Parlée, où un poète, deux fois par mois, lit ses textes en public.

Deux semaines plus tard, André Mure me rappelle. « Vous avez un nom ? ». Pris de court : « Euh, oui ... euh... Pierre Guyotat ». Je suis en train de lire Le livre qui vient de paraître en même temps que Vivre.

« Mais attention c’est un auteur à scandale !

— Politique ou sexuel ? me demande l’Adjoint.

— Euh... sexuel ! »

On le sait, l’œuvre poétique de Pierre Guyotat est l’une des rares à avoir atteint le renom sous la cinquième République, bien que le politique en soit une composante formelle. J’aurais certes pu répondre sur ce versant politique, mais un sursaut - ou un réflexe - a déplacé le curseur sur le flanc sexuel : en face, un homme représente une mairie conservatrice.

Ma culture politique s’étoffa avec la réponse d’André Mure qui n’avait pas fini de me surprendre : « Ah ! Sexuel ? Alors ça va ; parce que, politique, avec les parachutistes de la mairie, on ne pourrait rien faire ». Il ajouta : « Bon, j’achète les deux livres ce week-end et vous me rappelez lundi ».

Le lundi il confirme. Il a acheté Vivre. Apparemment, le texte en entrée qui décrit la masturbation de l’auteur à sa table, ne le perturbe guère.

Où allons-nous ?...

Tout se passe au mieux, l’attaché de presse s’occupe de tout, côté éditeurs ; côté mairie, on s’affaire. Sauf qu’après plusieurs semaines, je ne reçois ni biographie ni bibliographie de l’auteur, en dépit d’un ton très rassurant de l’attaché de presse. Nous sommes à trois semaines de l’événement, et je décide de téléphoner à Pierre Guyotat que, par chance, j’avais rencontré au salon du livre précédent. Je lui avais demandé s’il accepterait de lire en public et sa réponse était positive.

Au téléphone il n’est bien sûr au courant de rien.

Nous parlons deux heures. Je finis par trouver un argument de poids : « Pierre Guyotat, vous allez lire dans le Centre d’art au-dessus de la gare de Perrache, c’est-à-dire exactement en l’endroit où vous avez quitté votre région et votre famille, pour monter à Paris ». Long silence. Il se décide à venir.

J’ignorais alors que son oncle exerçait la psychiatrie au centre ville. Je suppose qu’André Mure lui, le savait.

Durant toute la semaine qui précède, la presse lyonnaise courroucée titre : « La Ville de Lyon invite un auteur à scandale ». L’adjoint m’appelle : « Patrick, tenez bon ! ».

Je me rends à la gare de la Part-Dieu pour accueillir Pierre Guyotat. Il est accompagné d’un jeune homme fraîchement arrivé chez Gallimard. Il déclare à l’assistant : « Il faudrait dire à Monsieur que je veux aller chez le coiffeur ». L’homme gêné : « Il faudrait que Pierre Guyotat puisse aller chez le coiffeur ». Son crâne est entièrement rasé. Donc, nous nous rendons chez un coiffeur, qui opère une première fois. Au passage final du miroir, Pierre Guyotat dit : « Il faut refaire ». Le coiffeur étonné nous regarde. Et refait. Au second passage du miroir, Pierre Guyotat dit : « Il faut refaire ». Le coiffeur dépité nous regarde. Notre signe s’accompagne d’un petit sourire gêné. Il refait. Cette fois c’est la bonne, l’anxiété est rasée...

Les officiels nous attendent avec quelques personnalités culturelles locales. Guyotat me demande : « C’est pas un caveau ? Je suis claustrophobe ». « Non non, ne vous inquiétez pas ! » Nous entrons dans le caveau, où l’Adjoint irrité par notre retard nous attend. Suivent les présentations, dont il se charge fort bien. Invariablement, les membres du Conseil municipal en serrant la main de l’auteur déclarent : « J’aime beaucoup ce que vous écrivez ». Jubilant ! Guyotat s’exécute sans mot dire. Quel calme. Un quart d’heure après, tandis que nous nous installons à de petites tables, un libraire me dit d’un ton narquois : « Patrick, votre copain s’est tiré ». En effet. Je sors, et vois sa silhouette à 300m, que je rejoins essouflé.

« Pierre, que se passe-t-il ?

­—­ J’en ai assez, je ne les supporte pas !

— Mais Pierre ce qui compte c’est votre lecture. La salle sera comble. C’est le grand retour ! Vous allez tous les sidérer ! »

Ce que j’ignore à ce moment, c’est qu’il y aura aussi dans la salle des littéraires conventionnels prêts à en découdre. « Bon, trouvez-moi un endroit pour que je puisse dormir un peu. » Nous revenons au caveau, cette fois je ne le quitte plus des yeux.

La salle est en effet pleine : des personnes sont assises par terre. Les relais ont opéré partout, tout le monde a travaillé. Après une introduction en dithyrambe, je m’assieds au premier rang, il me regarde droit dans les yeux depuis l’estrade, impassible, et ça dure, et j’ai un peu peur. Une grande tension règne dans la salle. Je me demande s’il ne va pas s’enfuir à nouveau. Mais voici qu’il entame sa profération du Livre. Durant 45mn il n’y a pas un bruit dans la salle, l’attention est élevée, même les murs ont des oreilles. On m’a raconté que les sceptiques, installés au fond, ont très vite cessé de remuer des pieds, pris à leur tour par le flux enivrant du poème en prose, par cette voix envoûtante qui émet des mots étranges, en des scansions inconnues.

Parmi un public étonnamment diversifié, il y a la bourgeoisie lyonnaise. Il y a le frère, d’autres membres de la famille ; il y a l’oncle Guyotat. Mais un autre oncle pour l’instant est sur scène, face à eux. « L’oncle d’Amérique » de retour, et qui a fait fortune.

Oui, le jeune homme qui dormait dans une 2CV à Paris, qui ne mangeait pas à sa faim, enfermé par la suite dans les geôles militaires, le maudit au livre sensuré (comme l’écrit Bernard Noël), est désormais riche de ses mots que personne ne connaît, et qui sont, en fin de compte, bien des nôtres. Cette poésie transforme chaque personne dans l’assistance, et chacun n’en revient pas. La métamorphose du langage se produit. Au cœur de la ville du Primat des Gaules, j’ose dire qu’elle s’est produite dans une communion. Il aura donc fallu au préalable le sacrifice. Car cette société ne reconnaît que rarement les capacités de l’artiste à métamorphoser le monde collectif ou la sphère individuelle. Elle ne reconnaît sa capacité – presque intégralement atrophiée à présent – à ouvrir l’accès entre les êtres, qu’une fois le sacrifice accompli. On finirait par croire le sacrifice nécessaire à la reconnaissance, moins de l’artiste, que de son aptitude ultime à communiquer autre chose qu’une parole connue de tous ; qu’un langage aux phrases toutes faites, pleines d’idées reçues en lesquelles nous nous reconnaissons, et que nous appellerions paresseusement culture commune ; et dont l’inconnu est exclus.

Pierre Guyotat auteur à scandale ?

En effet, mais pas celui auquel les journalistes lyonnais songeaient.

Le lendemain matin, la presse nous impressionna. Les titres eux aussi s’étaient métamorphosés. « La Ville de Lyon accueille le grand écrivain Pierre Guyotat », etc. Dans l’après midi, André Mure, second héros de la veille, m’appela : « Patrick vous avez vu, on a gagné ! ».

L’adjectif « néolibéral » était alors presque inconnu. On prit peu à peu l’habitude de le lire. Puis les quotidiens cessèrent de rendre compte des arts poétiques vivants. Puis de la culture vivante, si elle n’était pas de divertissement.

Patrick Beurard-Valdoye


Par Dominique Dussidour, le récit d’une lecture du Livre de et par Pierre Guyotat au Théâtre national de Chaillot, 28 janvier 1985.

16 février 2020
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