Laura est nue d’Eric Rondepierre, second extrait

L’expression qui pourrait caractériser l’activité artistique d’Eric Rondepierre est celle du débordement. Qu’il s’agisse de photographie ou de littérature, Rondepierre identifie les limites pour les déborder, en offrant des espaces de lisibilité dans le brouillage des formes [1]. 25 ans après Le jour où Laura est morte, le nom de Laura revient dans un nouveau livre d’Eric Rondepierre. Laura est nue, paru aux éditions Marest, est, comme l’édition l’indique une « œuvre libre ». C’est un roman dans lequel on trouve un roman, des réflexions esthétiques, une interview et des histoires d’amour. Un homme est à la recherche de Laura. Elle a disparu. Elle a été le modèle d’un peintre et d’un film documentaire sur la relation du peintre et de son modèle. Le film s’intitule Laura est nue.

A l’occasion de ses recherches, on confie à cet enquêteur un récit de Fabrice Morelli. L’universitaire a été l’amant passionné de cette jeune femme. Ils partagent ensemble un mode d’image, de sexe et de relations conflictuelle. Ciné-club est le roman que Morelli écrit autour de cet épisode et que l’on retrouve dans le livre d’Eric Rondepierre. Le paradoxe est que Laura qui s’impose comme un corps de chair, d’image et de mot, ne cesse d’échapper au regard et à la compréhension. Elle ne se saisit que dans les plis d’une mise en abyme des êtres et des œuvres. Elle est cette figure qui s’échappe, vacillante jusque dans ses figurations cinématographiques, comme sortie du cadre d’un film de Preminger.

Pour saluer, la parution de ce livre, deux extraits de Laura est nue, le premier est le début de ce roman enchâssé dans cette quête générale de Laura.
Le premier extrait est ici. Voici le second extrait.
(Sébastien Rongier)








Laura se disait incapable de la moindre duplicité mais elle était continûment partagée. Ce paradoxe, porté aussi par Les Idiots, a dû contribuer au choix des films qu’elle avait opéré dans la vidéothèque de son professeur. Indifférente à la politique des auteurs, à l’histoire du cinéma, à la mise en scène et au montage, elle avait le comportement d’un spectateur égoïste : elle faisait son miel. Fabrice lui montrait quantité de films dont elle voyait certains avec plaisir (les films de la Nouvelle Vague, ceux des cinéastes italiens des années 1960, ou même quelques films muets de Von Stroheim ou Murnau) mais ils ne retenaient pas son intérêt. De temps en temps, rarement, elle sélectionnait un film. En un an et demi, elle n’en avait retenu qu’une douzaine.

Les œuvres qui mettaient en scène des conflits de perception l’avaient toujours passionnée. Les personnages qui s’interrogeaient sur la valeur d’un acte, d’une parole, tout ce qui jetait une lumière noire sur le sens de notre rapport au monde avait de quoi la troubler.

— Que fait le personnage de Dostoïevski ? Il essaie de comprendre ce qui arrive, un acte irrémédiable ou un geste anodin, lui disait-elle. Sans doute, ne suis-je pas très assurée de ce qui structure ma perception. Sans doute le sens de mes gestes ne m’est pas donné. Ni le pouvoir de comprendre ce que je dis. Nous savons tout cela. Mais aussi, nous l’ignorons profondément. Nous sommes des idiots honteux pressés de surmonter notre infirmité et, sur cette ignorance, nous bâtissons des ententes fragiles, des intérêts sournois, des velléités rebelles, prévisibles, des séductions larvées, tout un monde de fondements et d’autorités qui, dans une sorte de délire paranoïaque, bâtit l’intrigue sur laquelle s’appuie notre vie. Intrigue appartient aussi bien au lexique de la fiction qu’à celui de l’imposture et du complot. Il me plaît d’occuper ces deux champs. Du moins théoriquement. Les gens veulent qu’on leur mente, c’est un fait, ils n’attendent que cela : croire aux histoires qu’on leur raconte. C’est mon cas, je le sais. Quand j’étais petite, j’étais très pieuse, j’aimais Jésus, je faisais quantité de choses pour lui plaire. Je priais souvent. Ça me donnait une force, un équilibre que je n’ai jamais retrouvés.


Le « ciné-club pour deux personnes », par le choix intuitif que Laura faisait de certains films, les mettait en face de scénarios décrochés. On y parlait de l’imposture, de la comédie, il y avait des dupes et des non-dupes : l’intrigue par les moyens de l’intrigue. Un film comme Being There, au-delà de son ironie, montrait la demande d’imposture faite à l’idiot. La trouvaille du film, son idée comique, consistait à superposer l’idiot et l’imposteur. Le livre de Kosinski, dont le film était issu, surmontait cette contradiction dans les termes en mettant le spectateur en face d’un phénomène limite : l’imposteur malgré lui. L’idiotie du personnage lui permettait de poser un regard de surplomb sur des situations auxquelles il ne comprenait rien. Ses paroles, toujours perçues métaphoriquement, ressemblaient à une forme de sagesse. Intronisé de ce fait par les autres, il occupait une position de plus en plus enviable qui le destinait aux plus hautes fonctions. Le film nous montrait ce désir d’être joué, d’être trompé, ou tout simplement d’être guidé, à travers un personnage qui ne comprenait rien à son pouvoir ni aux enjeux dont il était question autour de lui ; mais il y avait toujours, quelque part dans les replis de la fiction, un tiers supposé savoir qui résistait au contrat, menaçait d’avouer que le roi était nu. Laura avait apprécié cette séance ; elle s’était détendue, un jeu plus fécond s’ouvrait devant elle. Mais, sans raison particulière, elle n’avait pas retenu le film. C’est bien après qu’elle a su préciser les conditions qui, selon elle, lui manquaient.

Fabrice avait déroulé devant elle tout le spectre filmique de la comédie qui dosait le savoir et sa dissimulation. Ce jeu avec le spectateur prenait parfois des proportions qui la mettait hors d’elle. Ce fut le cas, notamment, pour deux films qu’elle avait rapprochés, même si elle les avait vus à plusieurs mois d’intervalle : Une femme disparaît et 36 heures avant le débarquement. Peut-on imaginer deux œuvres aussi étrangères l’une à l’autre ? Mais pour Laura, c’était le même problème de choix, de perception : alors que tout démentait qu’il en fût autrement, il fallait choisir le point de vue impossible, rationnellement et empiriquement impossible, imaginer un complot qui remette en jeu toutes les données en place. La réalité visible (un train entier, ou une ville entière avec ses habitants) devenait une réalité construite vis-à-vis d’un seul personnage auquel le spectateur ne pouvait que s’identifier. Ce jeu sur les apparences, l’occupa un premier temps. Puis la vision de Vertigo et surtout de The Truman Show qui venait de sortir au cinéma, l’amena à déplacer les enjeux. Du premier elle ne supportait pas la manipulation du spectateur qui découvrait le pot aux roses en fin de parcours. Le deuxième noyait le poisson de la comédie dans les eaux sales de la Société du spectacle, avec en prime un moralisme qu’elle trouvait insupportable : « C’est Debord à la portée des caniches ! »

Une sorte d’obsession la guidait à travers une forêt d’intrigues dont elle sortait ennuyée, désespérée ou, au contraire, excitée, perturbée, déstabilisée. Elle était avec les films comme avec les gens, sans distance, dispensant des commentaires austères ou dédaigneux pour mieux se protéger de ce qui la touchait, l’accablait. Elle souffrait d’une excessive superposition à tout ce qui, de près ou de loin, lui rappelait quelque chose : elle-même. Elle déléguait ce regard à un autre dans la peur qu’il atteigne ce point faible qu’elle sentait en elle, quelque part entre sa distraction et ses caprices, ses désirs sexuels de plus en plus pressants et sa soif inextinguible de connaissances, son désir d’être dominée et celui d’imposer sa loi.




26 juin 2020
T T+

[1Dans un essai consacré aux relations de l’art contemporain avec les autres arts, j’avais consacré un chapitre aux échanges entre photographie, cinéma et littérature dans son œuvre littéraire. Voir Sébastien Rongier, Cinématière, Klincksieck, 2015.