Novembre

(Photo extraite de "Ici", Louis Gary, 2018)

Ici c’est ma langue mon palais
"Hic" paraîtra le 2 janvier.
Vivement !

1er novembre
Je passe quelques jours à Arcachon. Il pleut je lis.

Je lis d’une traite « Croire aux fauves » ; c’est le récit par Nastassja Martin, anthropologue, de sa rencontre inouïe avec un ours dans les montagnes du Kamtchatka, péninsule volcanique de l’Extrême-Orient russe. Elle évoque ce qui conduit à ça, cette frontière brouillée entre soi et le monde. Le crâne ouvert, intérieur extérieur abolis, le sang se mêle au sol, l’intime livré à la nuit.
Il y a trois ans j’entendais déjà parler de ce texte par un ami qui voulait le faire publier. Depuis l’expérience de cette femme et l’existence de son récit étaient là tout près ; et sans y penser jamais, j’attendais.
Il est paru en octobre. Le titre m’a déroutée - l’ours est-il bien fauve ? Oui, c’est le presque rouge. J’ai lu une nuit en pensant beaucoup au Lambeau de Lançon - les mâchoires démontées, la Salpêtrière, les nuits d’opérations, leur répétition, ce théâtre. Mais les chirurgiens français cette fois sont aux prises avec un ours. la science concourt au mythe.
Au milieu du livre, après, la narratrice réfléchit quelques jours à Arcachon : assise au soleil, elle regarde les bateaux, s’attarde sur les chaînes des ancres invisibles. Elle n’évoque pas les bouées blanches qui les retiennent ; elle ignore peut-être qu’on les appelle « corps morts ». Elle convoque ce bassin où je suis née - pavés roses, palmiers municipaux - comme l’envers de l’extrémité dont elle revient. Et c’est vrai ; d’où je viens est un sas entre la terre et l’océan mais je comprends aujourd’hui combien un endroit où les vieux riches se retrouvent au couchant pour mourir participe aussi des confins du monde.

Je lis à toute allure "La fracture" de Nina Allan acheté à Montparnasse avant de partir. Je ne savais rien du livre, je ne m’attendais donc pas à cette affaire d’extraterrestre : une éclipse totale. C’est pourtant exactement ce que j’aurais voulu lire si j’avais su.

C’est l’histoire de deux sœurs, l’une disparaît, l’autre y survit. Puis la première, Julie, ressurgit dans la vie de la seconde, Selena, et livre alors le récit "incroyable" de sa vie passée, toutes ces années, sur une autre planète. C’est difficile à croire mais impossible à quiconque de prouver le contraire.
Au milieu du texte, il y a un bijou qui selon Julie la disparue provient de ce monde qu’elle a visité ; c’est un pendentif aux motifs baroques, la pierre surtout est inhabituelle. Même Selena sa sœur, généralement incrédule, croit y reconnaître une pierre extraterrestre.
Étrangement, il y a aussi dans ce texte une bijouterie, où Selena travaille et vend des bijoux en pierre de météorite.
Nina Allan ose réunir dans son roman ces deux informations, le pendentif extraterrestre porté par Julie et les bijoux en pierre météorite vendus par Selena, sans qu’il y ait aucun lien de causalité explicite ou avoué entre les deux faits. L’improbabilité de cette coïncidence pourrait mettre à mal notre croyance, et foutre en l’air le roman, son mystère, le suspense. Une chose cloche en effet, mais impossible d’en tirer aucune conclusion. C’est le génie.

Je n’ai toujours rien écrit des deux livres d’Arno Calleja qui m’ont émerveillée en octobre. "Un titre simple" paru chez Vanloo et "Tu ouvres les yeux tu vois le titre", au Nouvel Attila. Je viens d’en acheter un troisième : La performance. Il faut lire tout Arno Calleja pour avoir le droit d’en parler.

La tempête Amélie souffle sur la Gironde, puis je rentre à Paris.

Lundi 4 novembre

On a convenu avec l’association que tous les premiers lundis du mois les ateliers d’écriture et d’art plastique auraient lieu à la Villa. Aujourd’hui, on fait du modelage : une œuvre collective en argile, sur la grande table de l’atelier 16. J’ai ramené trente kilos de terre sur mon vélo.

À 14 mains, Sacca, Macire, Salif, Adana et Cheikna, Hélène et moi, on fait un paysage d’Afrique avec de l’argile européenne (de France ou d’Allemagne, je ne suis pas certaine). Macire fait un chameau et son cavalier au milieu du désert. Sacca, un beau poisson bien trop énorme que l’on dépose en travers de la rivière, Salif une maison de notable aux murs épais. Je fais un volcan, un relief, j’essaie de faire un arc-en-ciel ; il est tellement laid que Macire ne comprend pas ce que c’est ; je demande aux autres s’ils peuvent traduire. Et Sacca me dit qu’en bambara, une des langues qu’ils parlent presque tous, on dit « Drapeau de Dieu ». Je pense à nos drapeaux arc-en-ciel.
En attendant les autres participants, Macire, Sacca et moi, on discute. Je prends des notes.
On se demande ce que c’est pour nous un artiste ?
M : celui qui fait de la musique, ou qui chante
celui qui compose une musique choc
A : ah comme ça je pense à de la peinture. Un peintre.
S : C’est celui qui n’est pas gêné de montrer ce qu’il fait.
A : ah oui oui et pour moi c’est pas comme un artisan
S : L’artisan il travaille pour l’argent, l’artiste fait de l’art
même si ça ne lui rapporte rien.
C’est celui qui ne pourrait pas faire autrement.
M : Il faut de l’espérance

Durant l’atelier d’écriture, on décrit le paysage :
« C’est un village planétaire avec plein d’animaux et une grande rivière et aussi une mer à côté....une belle maison, des jolis chameaux."
"Il y a ce pêcheur qui ne tient pas debout. Il regarde le rivage, le sol rouge, éclairé par le soleil crépusculaire. Les vagues ne sont pas si violentes, seulement agitées en surface. "
"Patrick a perdu l’équilibre dès son départ. Il ne sent pas la pluie et pour rien au monde il ne va s’arrêter de partir."

Avec S, on se parle beaucoup, peut-être parce qu’il veut être écrivain . Je lui ai demandé depuis quand et pourquoi. C’est l’exemple de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ quand il était enfant : ce qu’il "imaginait de sa vie de savant".
Il me retourne la question : aussi loin que je me souvienne, j’ai, très sérieusement, voulu être religieuse, pompier, artiste enfin. Dans les trois cas, c’était la vie qui va avec dont je rêvais, plus exactement le lieu de cette vie : la caserne du pompier, le cloître de la religieuse, et l’artiste ? Je crois que l’artiste pour moi habitait l’art, la vie entière tournée vers la beauté.
Ce n’est pas naïf de choisir un métier pour la vie qui l’accompagne, le où, le comment ; mais ce n’était pas exactement l’art que je voulais habiter.

Mardi 5 novembre

Quatrième atelier au lycée, rue Madame.
Je leur explique que s’ils continuent avec moi ce n’est plus dans le cadre de leur cours d’Histoire des Arts, mais simplement pour le plaisir d’écrire et d’être publié dans la revue. Tous ont l’air partants. Je travaille dans le texte avec chaque élève.

En sortant, je vais juste à côté au vernissage de l’exposition « Le Royaume » de mon amie Marie Quéau. Ces images qu’elle expose ont été faites lors d’un mud day, une réunion d’adepte de la boue. Ce n’est pas dit et on peut croire qu’elle a tout mis en scène, que c’est au Moyen Âge que ça arrive, que c’est un autre monde, une nuit visqueuse, pas des humains, mais des ancêtres sans âmes. C’est beau, "C’est dégoutant" (ça c’est télérama qui le dit).
http://www.mariequeau.com/?p=3617

Ensuite je file à la soirée OVNI, à côté - on est le premier mardi du mois.
J’y retrouve Philippe.
Il y a beaucoup plus de monde qu’habituellement. Le thème c’est "les lumières de Phoenix" : l’observation de phénomènes célestes lumineux par de nombreux témoins au-dessus de cette ville et du désert de Sonora (Arizona) en 1997. Le conférencier, Laurent Chabin, qui travaille dans le domaine de la "réalité augmentée" propose tout au long de la soirée des images qu’il a réalisées à partir des témoignages, particulièrement nombreux dans ce cas précis - il s’est d’ailleurs lui-même rendu sur place dix ans après l’évènement.
Elles sont très étranges ces images ; très simples aussi : des aplats noirs pour le vaisseau boomerang, du bleu mauve pour le ciel. Rien de très spécial, elles sont presque génériques, et pourtant fabuleuses. Leur simplicité maladroite est juste car elle souligne l’incapacité que l’on aurait à voir et reconnaître les émissaires d’une civilisation, totalement étrangère. Un peu comme les Amérindiens devant les caravelles espagnoles, en bien pire.
Le conférencier a préparé aussi une retranscription à l’écran de chaque témoignage audio : le texte blanc défile sur fond noir du bas vers le haut de l’écran. C’est très solennel, presque cérémoniel. On est tous captivés ; Philippe prend des photos.
« Depuis, je crois, » dit une des témoins dont la voix est enregistrée, ou "I am a believer" je ne sais plus exactement, mais sans dire à quoi, et je trouve ça beau, et je me dis, moi aussi je crois, je suis de ceux-là.
Et puis comme à chaque réunion à laquelle j’ai assisté, il y a un moment de bascule que je m’explique mal : le conférencier Chabin devient soudain méfiant, presque agressif. Sa réaction fait suite à une question assez banale ; un type lui demandait pour quelle raison il ne croyait pas aux déclarations de tel ou tel - c’est ce qu’il venait de dire de façon assez péremptoire.
Mais Chabin a dit "non, je n’expliquerai pas pourquoi". Son visage s’est fermé, il a tourné la tête et la soirée a tourné court.

Vendredi 8 novembre

Je passe chez Glassbox, un artist-run space, rue Moret, à côté de la Villa. L’expo en cours est d’Hélène et Lucien Garcia, et ça s’appelle « La Vie qu’on mène ». Le titre déjà - sa désinvolture, c’est celle d’Hélène je me dis, je la connais - et le lien avec mon roman, ma revue, tout me plaît. Lucien c’est son grand-père. Elle expose des tableaux qu’il a peints en voyage, en amateur. Et d’elle, elle montre des « mailles », des objets "convives" comme elle le dit, qu’elle associe à d’autres objets, ainsi regardés et magnifiés. Un rideau en maille coupe l’espace : à travers les cadres qu’il dessine, on voit les peintures et les dessins de Lucien.
Au mur, on peut lire un long échange de textos entre Clémence de Glassbox, un certain Benjamin, et Hélène au sujet des objets et des circonstances de leur apparition, leur genèse - un voyage en Italie pour Hélène, une croisière pour Lucien.

11 novembre

Aujourd’hui Thomas quitte Shanghai où il faisait voler une forme pour l’inauguration du West Bund Museum project en partenariat avec le Centre Pompidou. Imaginer Thomas en Chine m’émeut beaucoup, et c’est en partie parce que je sais maintenant, depuis nos échanges télépathiques, comment certains artistes, lui en particulier, habitent le monde.

Vendredi 15 novembre

Raphaël vient passer la journée avec Louis.
Raphaël est un ami artiste, et étudiant en anthropologie à l’EHESS ; il prépare une thèse dont je ne me souviens plus le titre. Il réalise des expériences auprès d’amis artistes. Deux principalement : "workshop" et je ne me souviens pas non plus comment il appelle la seconde.
Il a demandé à Louis de se prêter au jeu. Pour ce faire, il vient à l’atelier, fournit à Louis un petit matériel pour réaliser avec une pièce "de lui". Ensuite, deuxième expérience : Louis explique à Raphaël, étape par étape, comment faire une "pièce qui soit de lui" et Raphaël s’exécute.
J’ai demandé à ce dernier un texte pour expliquer tout ça dans la BELLE VIE.

Je déjeune avec G. l’attachée de presse de mon roman.
On parle Highlands, fantômes et Feux follets. Plus jeune, G. a été accueillie dans une famille pour un séjour linguistique dans le Nord de l’Écosse : elle était tombée par hasard chez le président de la Grande Loge. La nuit, lui et sa femme vivaient, recevaient le monde, erraient sur la lande. Cette aventure mystique lui va vraiment bien et je me réjouis de confier mon livre à une femme comme elle ; sa sensibilité le portera.
À la fin du déjeuner, je lui pique une clope - j’essaie de recommencer à fumer : j’ai envie de vomir jusqu’au coucher, mais je suis soulagée de lui abandonner mon livre.

Dimanche 17 novembre

Je lis les "Silences" de Karin Serres dont j’ai déjà adoré le livre précédent : "Monde sans oiseaux" (Stock, 2013). Karin est partie à Wellington juste après moi, on s’est rencontrées avant son départ. Comme pour le précédent, je suis émue par les nuances du monde parallèle qu’elle déploie. Cette originalité sans esbroufe nécessite je crois beaucoup de talent.
Je lis ses silences sans vraiment y être pourtant, et puis page 52, soudain je suis bouleversée : la patronne du café où travaille l’héroïne, une vieille veuve soulève son tee shirt et dévoile un tatouage qui recouvre tout son buste, un paysage de forêt de nuit, un cerf aux bois gigantesques, des animaux aux aguets, la mousse et les conifères éclairés par la lune. C’est d’une beauté.
Je n’ai même plus envie de continuer pour l’instant. je mets de côté son livre quelque temps.

Mardi 19 novembre

Laurent me dit qu’Échenoz sort un livre en janvier.
Voilà sa quatrième : "Autant dire qu’il a mis les pieds dans un drame. Et croire, comme il l’a fait, qu’il est tombé là par hasard, c’est oublier que le hasard est souvent l’ignorance des causes." <3
Il a un côté Pierre La Police cet Échenoz.
Même sa quatrième elle est mieux que plein de trucs.

Aujourd’hui je réalise un mini-entretien avec Pooya, artiste en résidence à la villa. Pooya est iranien. On parle d’enfance et de comment on devient artiste. Il se souvient d’un téléfilm vu vers 7 ou 8 ans qui mettait en scène un personnage de peintre grisonnant-grandiloquent. Pooya a découvert à la télévision qu’on pouvait faire ça, peindre et dessiner toute la journée.

Mercredi 20 novembre

Marie Losier est en résidence à la Villa pour 3 mois. Il y a une rétrospective de ses films en ce moment au Jeu de Paume, mais je ne trouve pas le temps d’y aller et j’ai rendez-vous avec elle demain, alors je regarde en VOD ceux qui sont disponibles "Just one million dreams", un portrait d’Alan Vega, et puis "The Ballad of Genesis and Lady Jaye". Les deux me plaisent. Le premier dure environ 15 minutes et c’est pourtant un portrait qui dit.

Durant une courte séquence, les personnages, Alan, sa femme et son fils joue devant la caméra avec une grande loupe, a magnifing glass, en la plaçant devant leurs visages. Quand c’est son tour, on voit la figure de Vega grossie, les pores fins de sa peau, les pupilles énormes, et j’ai l’impression que ça dit quelque chose de là où Marie a réussi à aller auprès de lui, et au creux du cinéma, sans pourtant émousser le mystère et la pudeur de ses sujets.
Un peu plus loin, il dit :

"C’est tellement dur d’être un artiste
C’est très dur être révolutionnaire,
La vie elle-même est révolutionnaire
J’ai toujours voulu être un artiste,
J’ai toujours été quelqu’un de visuel
J’ai toujours été ces choses-là
(….) des changements énormes de minutes en minute en minute
D’année en année…
Je savais pas que je serai un artiste,
Que je serai un magicien,
Je ne savais pas."

Le second, "The ballad of genesis and lady Jaye", est un long au sujet de ce couple de femmes artistes. Marie Losier les a toutes les deux suivies durant 7 ans. Lady Jaye est extraordinaire. Jamais un mot à la caméra, une silhouette fuyante et pourtant omniprésente. Elle me fait penser à Cindy Sherman et à Kate Moss, ces images silencieuses : le mutisme des légendes.
Le même jour je reçois le numéro 3 du magazine L’incroyable de Clotilde Viannay consacré à l’artiste Nicole Eisenman. C’est énorme, précis, très personnel comme travail éditorial.
Dans l’édito justement est mentionné le nom de Genesis P-Orridge. Moi si peu familière de cette scène.

Louis me raconte qu’un chercheur d’Europe du Nord a avancé récemment que le cerveau semblait incapable de supporter, en terme de connexion, quelque chose d’aussi complexe que la conscience. Il me dit que peut-être on s’apercevra un jour que la matière noire a quelque chose à voir avec cela, et ça ouvre en moi un espoir immense.

Jeudi 21 novembre

J’interroge Alice, une des artistes en résidence sur sa vocation éventuelle : a-t-elle souvenir d’avoir décidé qu’elle deviendrait artiste ? est-ce qu’elle a toujours été ? on parle de plein de choses : de son enfance de l’art, disons. Elle m’en dit beaucoup, elle est généreuse, et puis soudain elle me raconte qu’à l’âge de 6 ou 7 ans, elle volait des clés. Elle a ce souvenir de dérober des clés non seulement à ses parents, sa famille, mais aussi chez des amis, à l’école, partout où elle en trouvait.

Pendant longtemps, elle ne s’est pas souvenue ce qu’elle en faisait. Et puis un jour elle a vu en rêve qu’elle cachait ce butin dans un genre de recoin près de son lit, "derrière la plinthe sous une tomette". Un endroit qui n’était plus accessible au moment du rêve - le mur avait été doublé, le sol ragréé.

Ça me rappelle qu’étudiante, en rentrant chez moi, je laissais presque systématiquement la clé sur la serrure, à l’extérieur, la porte presque entrouverte.

Vendredi 22 novembre

Je déjeune avec Sophie G. Elle me parle du terrain qu’elle a acheté dans le Perche, au milieu de la forêt : dessus, il y avait autrefois une maison dont demeurent seulement la cave et les fondations. Y vivait une famille, sept enfants. Un jour la mère est morte noyée en allant chercher de l’eau - c’est ce qui se dit. Je demande : " il y a une source ? " Sophie l’ignore, mais, où il y avait autrefois une cheminée, sous l’âtre, elle a trouvé une inscription dont elle n’arrivait pas à me rendre compte précisément ; de ce qu’elle m’a dit, je me souviens " à toi le toit qui m’a protégée". J’ai l’intuition d’un féminin que je ne peux pas avoir entendu.

En début d’après-midi, j’ai rendez-vous avec Marie Losier. Enfant, elle collectionnait les photos de tournage.

Le soir en me couchant je pense à Genesis P-Orridge, je pense à la baryogénèse de mon prochain roman ; durant les relectures de Hic en septembre, j’ai beaucoup cherché à ce sujet pour m’assurer qu’il y avait cet accent que ne porte pas la Genèse. Quelques jours plus tard on m’a donné une dizaine d’exemplaires de Genesis, revue littéraire de critique génétique, qui avaient appartenu à Gérard Genette, et maintenant ce film.

Vendredi 22

Avec Laurent, on va voir l’exposition de Smith et Lucien Raphmaj aux Filles du Calvaire. Je vois en entier Traum, le film dont j’avais découvert la première partie au CNES. À l’écran, je reconnais Lucien, son visage est sublime - il devrait faire l’acteur plus souvent ce garçon.
En rentrant je passe un moment sur le site consacré à leur très ambitieux projet commun. J’aimerais lire tout ça dans un livre. Lucien a développé dans ses textes et creusé entre eux quelque chose d’assez inouï qui me parait disons à fois sibyllin et tragique.

Dimanche 24

Joël vient déjeuner à la maison. Il arrive du Credac, ira ensuite au Point Éphémère. On est contents de se retrouver.
On parle d’Istanbul où il invite Louis à faire une exposition. On évoque la Turquie en général, et lui nous parle de son amie d’enfance, Léonie, installée là-bas en Cappadoce où elle fabrique des bijoux avec des pierres de météorite.

Lundi 25 novembre

Les ateliers ont lieu à Autremonde. Charlotte, qui est artiste, a proposé une initiation au cyanotype.
Il y a Macire, Mehdi, Hélène, quelques autres,et Christian, un habitué de l’asso (il connaît tout le monde), il enchaîne les jeux de mots. Il est très bavard et finit par me raconter sa vie de passionné de playback. Il me dit en faire trois fois par semaines dans différentes asso. Je ne parviens pas à comprendre quel genre d’"asso".
Il me dit je sais certains trouvent ça ridicule, mais moi je le fais sérieusement, avec sérieux j’entends. Je suis particulièrement bon sur Calogero. Son jeu de scène je le maîtrise bien. Je lui dis : mais il y en a tant d’asso de play-back, de gens qui font ça, il me dit mais non, mais quand j’en parle, les gens essaient et ils adorent. Avec raison il me rappelle combien c’est différent du karaoké. Bien sûr. Le karaoké c’est pour s’amuser, c’est impur. Le play-back relève d’un geste conceptuel. On pense sosie, mais c’est pas ça non plus. Je ne ressemble d’ailleurs pas à Calogero.
Pour l’atelier d"écriture on récupère les bandes test des portraits cyanotypes. Il s’agit des regards. On en choisit un chacun et on imagine une histoire avec ces cinq personnages, cette bande de regards.

Mardi 26

Eric qui lit le mois de novembre de mon journal m’écrit au sujet des "exercices" de télépathie entre Burroughs et Volmer. J’en ignorais totalement l’existence. Sur une feuille, ils dessinaient chacun de leur côté un rectangle divisé en neuf cases. Sans se voir, et en même temps, ils devaient faire un dessin dans chacune des neuf cases. Ils comparaient ensuite le résultat.

Je vois que Marie Cosnay sort un livre à l’Ogre : If.
J’avais espéré avoir le titre le plus bref et enlevé de la rentrée de janvier.

Mercredi 27

J’assiste au Monte-en-l’air à la soirée consacrée à Temps profond, le texte posthume de Denis Roche. C’est une discussion entre Laure Limongi et Jean-Marie Gleize. J’y vais parce que Gabrielle me l’a proposé, je ne suis pas loin, et durant mes études j’ai rencontré JMG que j’avais trouvé drôle.
Laure Limongi a vraiment le physique dangereux d’une sirène - je me demande si c’est quelque chose qu’elle maîtrise. Elle est belle.
Durant la discussion, JMG fustige les étudiants de l’École de photo d’Arles (dont je suis une ancienne), il déclare que la plupart ignore que Denis Roche écrit ; plus il utilise l’adjectif "rochien" ; et glisse en passant que " la collection Fiction & Cie était avant-gardiste quand DR la dirigeait", sous-entendu... Il a peut-être pas tort, mais à la fin de la rencontre, alors qu’il fait nuit, il part aux urgences, son œil pisse le sang.

Jeudi 28

Je lis "Un chagrin d’amour avec le monde entier" que je trouve doux et délicat. C’est un livre d’Eric Pessan, l’héroïne utilise régulièrement avec ses amants le test télépathique de Burroughs et Vollmer. Elle s’adresse à la caméra quand elle parle, c’est ce monologue qu’on lit, mais elle ne tire jamais de conclusions abusives. Elle est désarmante.

Je lis une interview de Dennis Cooper dans la revue L’Incroyable (magnifique). Il m’énerve, mais quand il était petit il organisait dans son jardin des fêtes foraines.

Samedi 30

Thomas et Agnès viennent goûter à la maison. Thomas nous raconte son voyage en Chine : les grenouilles coupées en deux vivantes sous ses yeux, immédiatement hachées et transformées en beignets... C’est un peu les aventures de Tintin, et puis je lui demande comment sa forme a volé. Il dit pas trop mal, surtout au bord de la mer de Chine. Un caméraman mandaté par le musée filmait. Il avait une grosse caméra et Thomas se disait qu’il aurait pour une fois un document de bonne qualité sur son travail.
Le lendemain, il demande à voir le film. Il le regarde en entier, un peu tétanisé. Le type n’avait filmé que Thomas, d’assez près, mais jamais la forme. On voit donc sur cette vidéo Thomas faire de grands gestes, peiner, froncer les sourcils, la bouche entrouverte, se battre avec le vent qui gonfle et menace d’emporter la forme... mais jamais jamais cette dernière.
A la fin du visionnage, il ne sait pas trop quoi dire, il relève simplement , "ah vous n’avez pas filmé la forme ?" et le type lui dit "et ben non c’est bien, ça change, dans tous vos films on voit qu’elle, vous à peine. Là on vous voit vraiment".
Je ris beaucoup puis je me dis c’est bien. C’est l’année de Thomas, sa monographie à paraître. C’est important qu’on le voit. Et puis moi j’ai un peu fait pareil dans le texte écrit pour lui, je ne parle pas de son travail, j’en parle en creux plutôt : je le suis, lui, durant une longue marche au bord de la Seine.

Au cours de la soirée, j’accompagne Irène dans son lit pour lui lire une histoire. Elle choisit un livre sur les momies, toujours le même. Elle me parle du petit garçon de CE2 qui est mort. Elle me demande s’il est momifié. Je lui dis que je ne pense pas, mais peut-être. Elle me dit qu’en tous cas, il retrouve tous les morts, les Egyptiens, les pharaons, et on les énumère ensemble les camarades que le garçon de CE2 retrouve, les chevaliers, les princesses, les Gaulois, les Romains, les hommes préhistoriques, les dinosaures... ça a l’air de faire plaisir à Irène.
En revenant à table, je demande depuis quand il y a plus de morts que de vivants sur terre. On regarde sur internet : 108,2 milliards d’hommes sont nés, 7,5 milliards sont vivants aujourd’hui.

10 décembre 2019
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