Février
Samedi 1er février
A. me parle du Marbre d’ici , l’œuvre de S.S., un artiste ivryen, mon voisin puisqu’il vit dans le passage lui aussi. S.S. a imaginé ce matériau de construction à partir des gravats des immeubles effondrés autour de nous. La surface est crème, très lisse et plaisante. On s’est rencontrés, il y a quelques années, lors d’une exposition où il présentait son marbre et où moi je lisais Grotte.
Je feuillette un titre simple d’Arno Calleja, et tombe sur ce « livre mouillé » qui m’avait échappé à la première lecture. Je pense à La Boue, le livre gelée qui fond dans Un blanc de Bierman.
Dimanche 2 février
On passe la journée à Maisse, au chalet de Françoise. Après déjeuner, elle nous propose de l’accompagner à la Salle des fêtes. L’exposition s’appelle Art et Matière ; elle nous montre le prospectus. Je bous à l’idée de passer deux heures là un dimanche. Je propose d’aller en forêt, mais je sens que Françoise y tient. On y va ; je regarde toutes ces œuvres qui me ferment les yeux. Irène adore une série de peintures ; moi j’y vois des couleurs vives avec des cœurs et des bouts de dentelle et je me dis que c’est quand même extraordinaire toutes ces réalités que l’art et la beauté recouvrent.
Lundi 3 février
Une critique d’art m’écrit au sujet de Hic qu’elle aurait voulu chroniquer dans un mensuel consacré aux arts plastiques ; on lui a répondu que c’était de la littérature, mais la rédactrice en chef m’invite néanmoins dans ses pages pour un genre de carte blanche, bien payé. J’imagine écrire le journal d’un artiste.
Mardi 4 février
Le journaliste et la photographe du magazine municipal Ivry-ma-ville viennent à la maison en début d’après-midi. Le gars s’étonne de la sainte Thérèse qui trône dans le salon comme de l’affiche un peu kitch de la Vierge accrochée à côté du chauffe-eau. Pour elle, je pose assise au bord de ma baignoire, mon propre livre à la main.
Premier mardi du mois. À la réunion Ovni, je retrouve Dominiq, je journaliste radio d’Orléans. Il a l’air vraiment content d’être là.
Le conférencier très vieux se fait un peu secouer par un autre vieux au premier rang qui trouvait la conférence « sans intérêt ». Le public est encore très différent des fois précédentes. Je repère au dernier rang des jeunes dont le sourire ironique me laisse penser qu’ils sont journalistes ou aspirants. Un autre jeune homme, plus sympathique, demande au conférencier sénile comment il réagirait s’il apprenait que les ET n’existent pas et le vieil homme répond, avec beaucoup de gravité et d’enfance qu’il serait "très déçu".
À la fin de la réunion, pour acheter un livre, on demande à Dominiq son nom ; j’ignore pourquoi il donne le vrai, il le fait à voix basse, très gêné, mais moi j’entends.
Mercredi 5 février
Flora me propose d’écrire un texte pour une exposition qu’elle prépare au Shed. Elle m’annonce le titre La décoration quelle horreur. C’est une citation de Bacon. J’aimerais prendre tout de suite le train pour Rouen, longer la Seine, me laisser impressionner par le couchant, penser à Monet en dormant, passer la matinée du lendemain au musée des beaux-arts devant Les énervés de Jumièges.
Jeudi 6 février
Irène a rêvé cette nuit qu’elle cassait toutes les vitres de la maison.
Vendredi 7 février
A. m’envoie les épreuves d’un livre canadien Expo habitat de Marie Hélène Voyer.
« Les jours de pluie
on apprend par cœur
l’ennui et les blagues
du Reader’s Digest »
Samedi 8 février
Je perds ma carte bleue. Je l’avais glissée dans la poche de mon manteau à la caisse du supermarché, je ne la retrouve pas.
Je dîne avec une amie de lycée et ses amis. Ils travaillent tous dans la finance.
Ils me demandent combien je vends de livres.
Dimanche 9 février
On prend un café avec des voisins installés à Pise depuis 5 mois. Ils nous disent combien c’est beau. On pense tous en parlant à notre quartier ici. La tempête Ciria plie les branches du pommier et fait claquer les volets.
Ciria, c’est une ville d’Espagne et un prénom répandu au Brésil.
Je m’aperçois qu’on m’a volé cette nuit mon vélo dans le jardin ; le canon du portail a été défoncé. Aucun lien avec la disparition de ma carte bleue.
Lundi 10 février
JC m’envoie un mail pour me reparler d’un bar de Bruxelles appelé le Saint d’Hic : « le café de Bruxelles dont je t’ai parlé n’est pas du tout un lieu branché, plutôt un café populaire où on donne une petite gaufre avec le café, il y a un très gros chien blanc et une clientèle locale. »
À Autremonde, au début de l’atelier, Macire nous distribue pour écrire des feutres marron ; on se marre. On imagine la vie de deux artistes et tout nous vient sans effort, les détails et les grandes lignes.
Ce soir, en exergue du livre de Lucien, Blandine Volochot je lis : « Appel » ; puis : « Dans les mystères où je m’endors ne subsiste aucun effluve, aucun souvenir / D’où puis-je t’appeler ? » . Puis dans Eva Lone, autour de la page 20 : « il manque au monde une profondeur troublante, cette fraîche et sombre caverne où l’on avance à l’aveuglette, tendant les mains, un peu inquiet, mais appelé. »
Mardi 11 février
Il pleut.
Depuis septembre, je passe sans le savoir en vélo rue de Tahiti.
Durant les vacances scolaires, j’anime des ateliers d’écriture à la Médiathèque Marguerite-Duras. Leslie invente l’Art des bouts de bois et l’Art de la peur.
Mercredi 12 février
On écrit ensemble la vie de Wendy du jardin, leur artiste imaginaire ; Amandine dessine des fantômes et des bulles. Elle écrit « Wendy va mourir », et oui.
Un voisin ami a lu Hic, il me dit que depuis il voit des raies nager entre les immeubles du quartier.
Jeudi 13 février
Je traverse Paris pour une interview filmée au sujet de mon livre. Rien ne me parait plus humiliant que l’audiovisuel mais je le fais. Je sais qu’il faudrait ne pas sourire pour être digne, je n’y arriverai pas, mais je vais réussir à mentir.
On me demande combien je vends de livres.
L’après-midi, l’atelier à la médiathèque s’achève et les enfants repartent avec La vie de Wendy du jardin. Deux m’offrent une rose en chocolat.
Vendredi 14 février
À Montparnasse, je croise par hasard mon amie C. On s’est appelées la veille, on doit se voir le surlendemain, et se croiser comme ça à la gare dans ce moment pour elle si particulier, alors qu’on ne s’est pas vues depuis des mois, nous donne à toutes les deux des frissons.
Je prends avec Irène le train pour Arcachon. Elle dit, très haut, « je crois en l’immortalité » en découvrant des images brillantes de momies sur ses cartes à gratter.
Samedi 15 février
Je prends le train pour Lourdes où je présente Hic au Square, une librairie à la hauteur du lieu. Il n’y a pas de neige sur les sommets. Je visite le sanctuaire. On me signale qu’il est interdit de téléphoner. Je bois d’un trait un demi-litre d’eau de la source et je traverse la ville avec une terrible envie de pisser.
À 17h, je retrouve ces libraires adorés, leur casting de lecteurs épatants - la dame qui souligne et annote généreusement les livres. Ce sont les mêmes qu’il y a trois ans quand j’étais venue pour Vierge. La discussion se prolonge jusqu’à 21 h, puis on va dîner tous les trois.
Dimanche 16 février
En partant de Lourdes je m’arrête devant une maison haute et rose en train d’être vidée. Les fenêtres, la porte d’entrée sont grandes ouvertes. Elle est très élégante : des vitraux, une tourelle, un mascaron riant au-dessus de la porte d’entrée. En rentrant je parle avec Louis de combien cette ville déserte me plaît. Il regarde les annonces sur seloger.com ; on tombe sur la maison rose admirée le matin. C’est l’œuvre d’un architecte fameux, Jean Marie Lacrampe qui à l’époque supervisa les travaux du sanctuaire.
Lundi 17 février
Je commence à prendre des notes pour le journal imaginaire ; j’ai moins envie d’écrire celui-ci. C’est un artiste homme, de mon âge. Il est le père de jumeaux. Il part en résidence en Mayenne.
M.M. me propose d’écrire un texte pour accompagner ses peintures dans une expo à venir.
Mardi 18 février
Au milieu de la matinée, Marc passe pour l’entretien du chauffe-eau. Il nous explique comment il fonctionne. Puis on lui signale un radiateur bruyant ; on va voir et il dit que c’est de l’air qui s’est infiltré. Je demande d’où vient cet air ; lui répond de l’eau. Il ouvre alors le robinet du radiateur, et en laisse sortir quelques gouttes : elle est grise, opaque, elle sent le cuir.
Il ignore pourquoi.
Une amie chez qui je dîne me parle d’une ostéopathe qui a vécu une expérience de mort imminente ; en examinant elle te raconte ta vie.
Mercredi 19 février
Traînent à la villa des vieux hors-séries de Connaissance des Arts dont un sur le Paysage mystique. Je ne me souvenais pas de l’effet du vent sur les peupliers de Manet.
Jeudi 20 février
Je déjeune avec A.S . On se découvre l’une et l’autre obsédées par les ressemblances. Je lui dis « tu ressembles à ma tante », quelques minutes plus tard, elle me dit : « Là, toi, tu as eu un regard d’Anthony Hopkins », je lui réponds "C’est drôle on dit souvent à mon père qu’il lui ressemble à Hopkins".
Parmi les cinq fioles d’eau miraculeuse que j’ai rapportées de Lourdes, l’une est vide. J’hésite toute la journée à la remplir d’eau du robinet. Je le fais, et puis je la range avec les autres. Elle disparait et parmi mes cinq fioles de Lourdes en forme de Vierge, une est un genre de placébo.
Vendredi 21 février
On lit chez Michèle Ignazi avec A. et F.
Juste avant j’offre à A. une fiole d’eau miraculeuse. Quand il dit son texte un peu plus tard, il y a quelque chose dans l’espace qui se réorganise et s’arrête ; c’est très étrange et je crois que tout le monde le sent.
Samedi 22 février
J’écris l’autre journal et ça me prive de mes idées.
Je passe la journée avec Nayel et Abel à la villa : on avance sur la maquette, inspirée du Figaro des années 30 - ça nous fait rire.
Dimanche 23 février
On retourne au Credac pour voir J. Il n’y a que la coccinelle découpée, minuscule dans la vitrine, que j’ai envie de revoir.
Depuis quelques jours, est apparu quai d’Ivry, au niveau du périphérique, un parterre de jonquilles éblouissant.
Lundi 24 février
Il y a une rose dans le jardin. Elle est orange.
Mardi 25 février
Dominiq me demande si l’on peut refaire l’interview de mi-janvier.
Marie Q. poste des photos de chevaux qui sautent dans les flammes. À San Bartolome de Pinare, en Espagne, on bénit la ville en faisant traverser le feu à des centaines de bêtes et leurs cavaliers.
Mercredi 26 février
On mange de la mauve. Louis en a cuisiné les feuilles comme des épinards.
Irène regarde une émission sur les os ; j’apprends que la moelle change de couleur et de nom quand le corps vieillit. Du jaune elle passe au gris.
Louis me raconte que des amis font de la marche nordique la nuit dans le bois de Vincennes. Il veut les photographier au flash comme des animaux sauvages dans la forêt noire. Je pense à Georges Shiras, et à l’Intérieur de la nuit, le texte de JCB qui l’accompagne. Qu’est ce qu’il y a dans la nuit ? Des amis qui marchent en costume de nylon en s’aidant de bâtons.
Jeudi 27 février
Je passe la journée sur internet : je trouve sur Wikipédia un problème posé par le savant irlandais Molyneux au XVIIIe siècle et rapporté par Locke dans son Essai sur l’entendement humain : imaginons un homme né aveugle qui sait distinguer en les touchant un cube d’une sphère. S’il guérissait et voyait soudain le monde pour la première fois, saurait-il reconnaître et différencier les deux formes l’une de l’autre. « Est-ce que par la vue, avant de les toucher, il pourra distinguer et dire quel est le globe et quel est le cube ? » Et moi pourrais-je reconnaître ce que je n’ai jamais vu ?
Il faudrait boire plus d’eau.
Vendredi 28 février
Louis prépare une poule au pot. Il coupe la viande en morceaux, la recouvre d’eau, puis il ajoute une pincée de sel, des feuilles de laurier ; il laisse mijoter comme ça deux bonnes heures à feu doux. Moi je lis la fiche Wikipédia de Juan Branco en fumant une cigarette. Il ajoute des carottes, des navets et du céleri.
Samedi 29 février
Lancement La Belle vie.
Tous les lycéens viennent, gens d’Autremonde aussi. Leslie, la petite de l’atelier à Duras, est venu aussi avec son père - ses croquis sont publiés dans la revue.
Antonin lit, impressionne, et quand il a fini il éclate de rire.
J’apprends que Mary Higgins Clark est morte il y a exactement deux mois, à Naples, en Floride.