Peter Handke | Ma journée dans l’autre pays
Henri Michaux
Qui est le héros de ce récit, publié comme beaucoup d’autres chez Gallimard ? Héros, le mot sonne étrangement. C’est un homme, multiplié ou divisé, comme invite à le penser le sous-titre : Une histoire de démons. Démons avec un « s », comme si chacune des manifestations aberrantes qui égare ce personnage, le narrateur, émanait d’une entité différente, même si d’autres êtres que lui succombent à leurs actions. Ce bref récit est un récit de crise, entrepris des décennies après par celui-là même qui l’a traversée. Fruiticulteur de son état, avant qu’il ne devienne possédé, puis écrivain, comme on l’apprendra à la fin, cette histoire n’étant pas la seule qu’il ait écrite. Comme souvent chez Peter Handke un motif littéraire accompagne le récit, l’évocation d’une langue, une pratique d’écriture ou parfois une vision littéraire. Ici il est question de « langue inconnue ». C’est que le narrateur saisi par une sorte de folie est dépêché sur les routes où il marche tout en vociférant. « L’effroi venait de tes paroles, lui dira la sœur, de ce que tu donnais à entendre, à eux, les autres, autant qu’ils étaient. » Et lui de préciser : « Ce qui sortait de moi : insultes et harangues toujours, et toujours neuves, autres, et toujours inouïes, et « plus inouïes » encore. »
Possédé, dépossédé, maudissant la terre entière, requis à chaque instant, ne connaissant aucun répit. On ne sait exactement combien de temps dura cette phase, une période conséquente qui connaîtra heureusement un terme, les démons le quittant soudainement, sans explication. Mais avant ce qui augurera la deuxième partie de ce récit qui en compte trois, notre personnage, sans cesser d’être la proie de puissances démoniaques, connaîtra un épisode de gloire. En effet, après avoir fait peur, voilà qu’il devient une sorte « d’autorité » attirant à lui maintes personnes, dérangées ou non, jeunes, vieux, tous venant écouter la parole fulgurante et imprévisible du « roi autoproclamé des démons du pays », comme il se baptise lui-même après-coup. Il aura donc sa cour, et par-delà fédérera dans la distance une sorte d’aréopage d’« incurables fêlés » circulant dans le pays, chacun occupant un territoire spécifique ne mordant pas sur le voisin, notre narrateur excepté, lui se jouant des frontières comme de toutes les limites. « Nous étions tolérés », écrit-il, car ils représentaient le miroir salutaire d’une « intériorité menacée ». Ainsi chacun pouvait voir le risque qu’il encourait dans les traits de ces êtres agités, et cultiver une distance face à cette menace, ce qui était une manière de ne pas devenir fou soi-même, de se distinguer des malades et de se rassurer quant à sa capacité à faire preuve de raison. Les fous, comme au moyen-âge, remplissaient alors une fonction sociale. On n’allait toutefois pas jusqu’à les en remercier mais on les laissait en paix. Non pas en paix, car ils ne l’étaient visiblement pas. Cependant, « se voir reflétés pouvait, sinon les guérir, du moins les rappeler un instant à l’observation des usages et des formes, surtout ici dehors avec les autres, et cela, on l’a dit, dans l’intérêt du public ! » écrit le narrateur à propos des gens du pays. Quel pays ? On ne le sait pas. Le nôtre. Celui de n’importe qui.
Mais quelle est cette « langue inconnue », cette voix démoniaque qui sort du narrateur ? N’est-ce pas cela qui nous questionne le plus, la manière dont le démon se joue de lui et comment il sculpte la langue commune que le fruiticulteur avait faite sienne avant qu’elle ne lui échappe ?
« Je passais continûment, racontait-on, de la parole au chant. Et mon discours n’avait pas lieu dans la langue locale, ni vu la façon d’articuler chaque mot, dans aucune autre langue vivante ; et même le seul et unique linguiste de la région, un expert mondial, était dans l’incapacité de rattacher mon étrange idiome à un autre, sans parler de le nommer. Aucune de mes paroles n’était compréhensible. Et cependant il était clair, pour ceux qui avaient des oreilles pour entendre, que je parlais dans une langue inconnue, avec une syntaxe énigmatique, des douceurs de grammaire indéchiffrable, comme il n’en existe dans aucune des langues nationales connues, et encore moins dans les langues prétendument mondiales. »
On pourrait voir dans cette description rien moins qu’une définition de la poésie, parole du daïmon, cette force impersonnelle et créatrice qui s’empare de la langue d’un ou une telle pour la faire dérailler et la transporter sur des territoires inexplorés, au mépris des usages et des conventions, mais non sans obéir à des règles non écrites, celles-là mêmes qui régissent ou qu’invente cette grammaire indéchiffrable. Faut-il une hostilité pour créer, une soif de destruction pour produire des sons nouveaux ? La bonté est réputée molle et sans force, impropre à la création. Mais que peut devenir une langue livrée à l’éructation, comment par delà les mauvais traitements dont elle fait l’objet pourrait-elle abriter quelque douceur ? Et peut-on encore appeler langue la langue d’un seul ?
Avant d’aborder l’état ultime dans lequel se retrouvera cette langue ulcérée, disons un mot du chant du possédé. Il se déployait le soir, dans l’ancien cimetière où le narrateur avait trouvé refuge. Il était doux, presque imperceptible, destiné à personne ou à tous, tous les vivants, les animaux en priorité. Saint François d’Assise. Pour ce qui est de sa provenance, le narrateur évoque, mais sans doute uniquement au moment de se pencher sur sa table de travail, c’est-à-dire bien longtemps après sa manifestation, « un petit ange sans nom », le terme d’ange justifiant ici le fait que notre homme chantait alors juste, divinement juste, et ceci pour la première fois de sa vie, car aux dires de sa sœur, avant sa crise, il chantait faux, comme il le fera aussi après. Sa voix charmait et attirait les enfants dans ce lieu retiré et lugubre. Peut-être que son timbre ressemblait à celui des voix asexuées des anges qui forment le choeur dans la Nativité de Piero della Francesca, si tant est qu’on puisse les entendre, se faire une idée en creux de cette extase sonore virtuelle qui baigne ce tableau. Eructations la journée donc, poésie la nuit, comme s’il fallait ce déchaînement diurne pour découvrir à l’heure où les ombres s’allongent le cœur de cette langue inconnue, « sorte d’écho », de reflet.
Vint alors le temps des oracles, celui des « flèches-phrases ou phrases-flèches » qu’il décochait à tout va, précisément à l’encontre des gens venus le voir et l’entendre. Il les épinglait sans prévenir, les perçait à jour, pour le meilleur ou le pire. Ce fut son heure de gloire, laquelle connut aussi un terme. Après quoi il connut un ultime épisode paroxystique, celui des cris étouffés. Des cris « incriés » :
« Rien que des consonnes, « k ! », « n ! », « p ! » « s ! » et ainsi de suite. »
Où passées la grammaire, la syntaxe ? Où la langue ? Ne restent que des heurts, des sons de chocs, d’obstacles, manifestations d’un corps empêché, ligoté. Cela avant l’inattendue libération, soudaine, inexplicable, comme si les démons s’étaient lassés, ayant fait leur travail, requis ailleurs peut-être.
Mais qui dit libération ne dit pas nécessairement apaisement. Une nouvelle épreuve attend le narrateur. Un nouveau départ, un nouveau franchissement, qu’il n’a pas choisi, qu’on lui impose comme étant la voie, la seule possible, pour consacrer cet état nouveau qui est le sien, liberté et santé recouvrées. Survient une traversée qui pourrait faire songer à celles qui hantent certains récits de Tarjei Vesaas. Une étendue d’eau séparant deux mondes et s’ouvrant sous la barque du voyageur comme un gouffre ou une bouche. L’avalera-t-elle ? De l’autre côté, l’autre pays. Quelle est cette terre qui donne son titre au livre, de quel drame ou promesse est-elle porteuse ? On devine l’enjeu de cette nouvelle expédition, et ce sur quoi devra déboucher l’escalade de la falaise qui protège le plateau de cette contrée nouvelle : rien d’autre que le théâtre d’une réconciliation. Avec soi-même, avec les autres, des inconnus qui eux aussi brûlent de raconter leur histoire et le feront. On entrevoit la joie, la joie d’être au monde, celle-là même que traque Peter Handke dans nombre de ses récits, cette joie du presque rien qui avait pu prendre dans d’autres textes la forme d’un champignon ou d’un recoin sous un escalier. Durera-t-elle ? Aura-t-elle raison de cette inquiétude qui frappe les absents comme autant de témoins possibles ? De quoi ? de nos rêves, de nos vies, de nos appels. Ou bien est-ce l’insomnie qui aura raison du sommeil et qui au plus noir de la nuit questionnera encore et toujours, demandant si tout a bien été dit, constaté, consigné, tout publié.