Pierre Antoine Villemaine | Comme un Journal... (II)

 
Une façon de laisser la parole errer - Y. B.

 

Je vivais alors dans l’intensité de mes rêveries et sentais combien j’étais prisonnier de mes propres représentations. Je m’enivrais de grandes questions et en négligeais bien d’autres d’apparence mineure qui restaient ainsi sur le bord de la route. Hier, j’ai reconnu l’ampleur de ce tableau que je croyais connaître, son paysage et ses lignes de fuite que j’avais jusqu’alors négligées étaient comme une invitation et je ressentis alors l’appel de son lointain, le plaisir de m’y aventurer, de m’y perdre. Cette perte n’était pas une perdition mais bien une ouverture à d’autres vibrations, au delà de la première impression inattentive ou de la compréhension réductrice. Et puis, sur ce même tableau, le petit rien qui bouleverse l’ordre des choses, la délicatesse de cette minuscule veine sur le front de cet homme vue à l’improviste, comme par distraction, m’apparut comme une révélation.

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un état de réceptivité, une écoute de la langue, une espèce de passivité active, une capacité à recevoir, à se laisser porter par ce qui arrive [...] j’assiste à la remontée des souvenirs, restes de lectures, idées ou sensations se présentent ; j’accueille les mots vagabonds, je m’entretiens avec eux, on bavarde, j’enregistre leurs rencontres fortuites, leur fantaisie, leur désinvolture ; je me soumets au hasard de la danse de ces atomes réunis qui s’entrelacent, se quittent et se reprennent dans une vibration perpétuelle...

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comme s’il n’était pas de ce monde il posait un regard attentif sur ce qu’il y avait de plus insignifiant, de plus modeste ; dans la pénombre il demeurait éveillé, attentif au moindre bruit, au moindre souffle, il enregistrait les frémissements, les plus infimes secousses, il s’immergeait tout entier dans le présent d’une attente suspendue, ouverte au possible, au seuil d’une autre histoire, d’une autre vie, d’un autre monde...

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Aujourd’hui, je me laisse glisser vers l’insignifiance et reconnais volontiers que tout ce que j’arrive à dire n’est que suite d’évitements et de bifurcations sans fin, formes floues et nuages de pensées versatiles. Partant de rien, j’ai le sentiment persistant qu’il me faut renaître à chaque instant, qu’il me faut sortir la tête hors de l’eau, trouver une respiration, que je dois lutter pour m’extraire d’un mutisme de pierre. Tout se passe comme si j’étais toujours au commencement. Et c’est avec un étonnement d’enfant que j’assiste au surgissement de pousses fragiles qui semblent jaillir d’un fond de matières décomposées, d’un fond nocturne très actif d’où, à l’instant, ces mots refont surface : « Comment oublier activement pour mieux se souvenir autrement ? »

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Il y eut beaucoup de vent cette nuit-là et de mauvais rêves l’ont assailli. Hanté par une antique peur enfantine, il avait dû lutter pour demeurer éveillé, fuir les cahots de la nuit. Au matin, il pleuvait sans arrêt. Engourdi, il resta longtemps assis sur son lit. Personne ne pensait à lui, personne ne se rappelait qu’il existait. Je ne vis plus de bon cœur et ne suis plus rien, se disait-il. C’était ainsi qu’il se racontait. Exproprié de lui-même par lui-même, privé d’histoire, je crois qu’il confondait ses souvenirs avec ceux d’un autre. Était-ce bien à lui que tout cela était arrivé ? Désaccordé, quelqu’un avait pris sa place et son coeur n’était pas à la fête.

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A jour comme à nuit je quittais la maison et partais à la rencontre du grand fleuve. Je croisais les cormorans qui séchaient leur ailes déployées ; je traquais le silence et les vertiges du vent, écoutais le ruissellement des petits cours d’eau épars qui rejoignaient le fleuve. Peu de bruits humains. Parfois dans le lointain le grondement inapproprié d’un moteur ou la stridence d’une scie qui tronçonnait les arbres. Lors de ces longues promenades je poursuivais ce quelque chose de simple, d’infiniment simple dont parlait le philosophe qui aimait tant la musique.

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Nous redoublons d’efforts pour nous défaire de la tristesse persistante qui rôde en nous et autour de nous, pour éloigner la désolation qui tente de nous recouvrir.

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Dénué du moindre projet je me reposais, flottais sans intention, sans autre plan que celui de laisser venir l’indistinct. L’oubli absorbait tout. Immobile, je m’ouvrais à la puissance du silence qui m’entourait. Ce silence m’équilibrait, il me soutenait au sein du souffle continu d’une rumeur polluée, lointaine, où remous et accidents qui striaient soudainement l’espace me heurtaient avec une telle violence que tout mon corps vibrait.

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Il faisait un temps d’une douceur merveilleuse. Assis sur un banc de bois raboté par la pluie, le soleil ou la neige, auprès de la rivière je goûtais la délicatesse du soleil et cherchais le calme pour me replonger dans le livre que j’avais tout juste entamé. Les bruits de la circulation m’importunaient, me détournaient de cette lecture dont je me faisais un plaisir. Ce livre commençait par cet avertissement retentissant : le paradis est triste, proclamait-il. J’oubliais bien vite la rumeur des voitures et fus absorbé par des mots bruts, transporté loin, en des zones de folie et de désolation où l’accablement était loin d’être une humeur passagère, où l’état du monde affligeait mortellement.

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Il espérait s’approcher de l’endroit où il coïnciderait avec elle, mais avait-il réellement accès à ce lieu ? Il savait que la toucherait-il, elle demeurerait hors de sa portée, qu’il ne pouvait la perdre parce qu’elle lui demeurait inaccessible, que rien d’elle ne pouvait être perdu parce que rien d’elle ne pouvait être possédé.

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Entendons-nous bien, je n’ai aucun regret du passé, je ne suis pas lié à un endroit ou un territoire particulier. J’ai voyagé bien au delà des frontières de mon pays, jusqu’au confins de la Chine, mais je suis loin d’être un aventurier, encore moins un nomade. J’ai vécu au gré de mes rêveries, en Chine même où je restais silencieux, le regard flottant devant les cultures en terrasses, égaré dans les infinies nuances de vert et de jaune des jeunes pousses de riz qui se mêlaient à la boue, au miroitement des flaques d’eau reflétant le ciel changeant et ses nuages gris. C’était là mon pays.

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Des mots exposaient leur vide - semblables à ce verre d’eau d’un blanc très vif d’une nature morte que Nicolas de Staël réalise en 1954. Le verre s’avance vers nous et dans le même temps semble aspiré par le vide du fond d’où il provient ; translucide, tel une résurgence de ce fond, il se départit de sa substance, il apparaît en disparaissant, comme une fenêtre ouvrant sur le vide, il fait un trou dans le tableau.

11 janvier 2022
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