Pierre Antoine Villemaine | Ricercare... 


 
 

cette musique débutait abruptement
comme si elle avait déjà commencé depuis bien longtemps
elle nous parvenait comme la continuité ondulante d’un corps perdu
 
 
 

tapi dans la pénombre, l’opéra semble stagner. Il joue de la durée, déploie une nébuleuse musicale qui nous enveloppe tels des enfants perdus dans la nuit d’une forêt rêvée, nous recouvre bientôt de sa douceur menaçante, se termine enfin, à voix basse s’évanouit dans l’obscurité…
 
 
 
 
comment dire la beauté profonde de cette voix ?
 
 
 
 
cette musique solennelle nous faisait rejoindre l’odeur d’encens d’autrefois, l’humidité sous les voûtes romanes et la moisissure au bas des épaisses colonnes, le froid du sol en ardoise, les pavés polis par le passage des fidèles, le bénitier de pierre rempli d’une eau croupie…
 
 
 
 
au piano, très concentré, le dos bien droit, les pieds fermement enracinés dans le sol, il commence, se penche vers l’avant, le visage à toucher le clavier, ses doigts caressent les touches avec délicatesse, brusquement la tête se redresse entraînant le corps entier dans un lent balancement hypnotique, possédé il ne cesse de tournoyer jusqu’à la fin de la suite où de nouveau penché, courbé, comme en prière il se fige dans l’écoute de la résonance des dernières notes.
 
 
 
 
lorsqu’ils n’exhibent pas leur ego ou leur virtuosité, tu demeures fasciné par la concentration - la beauté - des interprètes musiciens ou chanteurs, aux aguets, en suspens dans une immobilité tendue ; vibrants, le regard tourné vers l’intérieur, tout à l’écoute des ondes qui traversent leur corps, se diffusent dans le sous-sol et l’espace
 
 
 
 
Comment se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut ? (V. v. G.)
 
(Ricercare)
une mélodie se cherche… une note, deux notes puis une petite suite joyeuse passe, s’interrompt presqu’aussitôt, disparaît. La mélodie est à la peine, elle se reprend, elle piétine, comme si rétive à la forme elle souhaitait demeurer à l’état naissant. Son désordre apparent joue de sa fragilité. Les notes semblent vivre seules, libres de s’exercer comme elles l’entendent. Pas à pas, notes après notes, mince filet d’eau qui patiemment perce la roche, une mélodie vient au jour, trouve une issue, quelque chose d’indéterminé, de vague, d’erratique ...
 
 
 
 
une musique étale - peu d’événement / une avancée / des arrêts / reprises de sa marche hasardeuse et résolue / dans le brouillard / pas d’image / aucun récit / seuls des sons aux mesures étendues / seule une ouverture sans fin...
 
 
 
 
désirante, à l’écoute d’un improbable interlocuteur, la musique lance ses appels
 
 
 
cette musique était si puissante que j’en avais peur
 
 
 
 
Ce que j’apprécie sans doute le plus dans la musique ce serait la délicatesse de ces notes au bord de l’extinction, absorbées, dissoutes dans le silence.

 
 
 
 
- Et si je vous demandais quelle était votre musique préférée ?
- Pardonnez-moi, mais votre question n’a pas de sens.

 
 
 
 
comme un enfant qui reprend vingt fois de suite le même geste avec le même plaisir, le même sérieux, tu réécoutes le même morceau de musique
 
 
 
les notes ruisselaient en cascade, gambadaient en toute liberté - notre compositeur si savant, si sophistiqué, s’amusait avec les notes comme un enfant avec des bulles de savon, jouait de ses petites ritournelles qui rebondissaient joyeusement dans l’air
 
 
 
 
les notes qui s’aiment 
deux voix s’entrecroisent Â­- l’une se pointe discrètement au premier plan tandis que l’autre se retire, puis revient - jeux d’apparition et de disparition, de mort et de renaissance, surgissements et évanouissements scandent leur conversation intime
 
 
 
 
l’offrande musicale 
perchée sur le haut de l’arbre elle chante du matin au soir la grive musicienne  

2 avril 2024
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