Pierre Antoine Villemaine | « un abîme ordonné »


 
 
organiser le hasard 
mettre de l’ordre dans la pensée et en accepter le désordre

 
 
là où les choses, les images, les personnages disparaissent
avant même de commencer à exister

 
 
 

Il y a un je-ne-sais-quoi d’obscur en lui qu’il n’arrive pas à cerner. Qui le rappelle constamment à l’ordre. Pas toujours de façon amicale ou bienveillante. Il est devenu son obligé. Le poursuivait ce pressentiment que quelque chose allait se produire, un événement qui allait tout emporter. Il s’était levé tôt ce matin. S’était précipité dehors, enfilant son manteau par dessus son pyjama. Il fallait qu’il sorte. Aller savoir pourquoi. Il n’y avait aucune urgence. Pas de projet. Il disposait de tout son temps. Mais alors, se disait-il, que faire de tout ce temps ?

 
 
 

Depuis quelque temps une épidémie de solitude s’était répandue dans le pays. L’angoisse montait. Nos meilleurs chercheurs malgré leurs efforts et les sommes colossales investies ne trouvaient pas de vaccin. Les enfants mêmes étaient touchés. C’était désolant. Tous ces malades asymptomatiques qui déambulaient tranquillement dans les rues et ne se doutaient de rien. La catastrophe était pourtant bien là, réelle, invisible et menaçante. Mais si tout le monde savait, personne ne voulait en entendre parler et de fait personne ne voulait le savoir.

 
 
 

Elle nous avait raconté son histoire. Une histoire tragique. Mais au-delà des seuls événements, il y avait plus. Quelque chose peu visible, profondément enfoui, dissimulé, qui n’osait se déclarer. Comme si le plus intime - le sentiment inavouable d’une trahison ? – était évacué. On n’en saura pas plus. Sans doute la pudeur de mettre à jour une blessure encore à vif, toujours active, jamais refermée, le fardeau d’une vie ?

 
 
 

Beaucoup de choses ici ne seront pas dites. Cela ne veut pas dire que quelque chose sera caché ou bien oublié, non ce n’est pas cela. Tout sera exposé avec la plus grande clarté. Vous vous trompez absolument, cher Monsieur, je ne veux embrouiller personne. Sachez seulement que ce ne sont pas les événements qui comptent mais ce qu’ils recouvrent, ce qu’ils cachent. L’affaire est des plus simple. C’est que je porte ici quelque chose que je ne reconnais pas. Je vais vous le dire avec franchise. Il y a quelques années par une fin d’après-midi d’automne à la belle lumière cuivrée, la nuit est descendue en moi, l’obscurité m’enveloppa à la manière d’une brume. Ce jour là le plus simple est devenu le plus compliqué. Le monde m’est apparu soudain opaque, d’une gravité excessive presqu’accablante mais parfois aussi, reconnaissons-le, source d’un bonheur inextinguible. C’était à ne rien y comprendre.

 
 
 

 - Avant de continuer il faut que je vous avoue quelque chose que je n’ai jamais révélé même à mes amis les plus intimes. Cette chose appartient au secret et je n’aime guère parler de ces choses-là. - Vous me connaissez, vous pouvez m’accorder votre confiance. - Certes, mais voyez-vous, je suis d’un naturel méfiant. Je me sens parfois comme un chat prêt à détaler au moindre bruit suspect. - Ne vous en faites pas, je ne dirais rien. - Alors restons-en là !

13 septembre 2024
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