Pierre Antoine Villemaine | Vagabondages


 
 

Longtemps, trop longtemps, je vécus dans la peur. Avec le temps, je m’aperçus que cette peur, je l’aimais. Cette peur m’accompagnait, me rassurait, m’offrait son assurance, cette peur était sà»re, elle ne trompait pas.

*

Lentement, àpas lents, la tête vide, il reprit son activité. La tâche n’était pas au dessus de ses forces. Elle requérait toutefois de l’obstination et du temps. Il n’avait pas de bagage, voulait s’engager avec le moins de poids possible, se sentir léger, partir nu comme un enfant. Il lui fallait se débarrasser du regard des morts qui, lui semblait-il, l’entravait dans sa marche. Le matin précédent, il avait trébuché dans la rue et le sang formait maintenant une croà»te noirâtre. Il s’agenouilla sur le trottoir et s’aspergea avec l’eau du caniveau. Il frotta, l’eau était froide, il ne sentit pas la plaie. Quand il se releva, ses cheveux humides étaient en bataille. Il ne pouvait s’attarder davantage. Le risque était grand de se faire ramasser par les camions qui circulaient dès l’aube dans les rues. S’il était pris, il savait que sa journée serait un échec. Les hommes des camions étaient bien élevés. C’étaient des spécialistes, armés d’une politesse écÅ“urante. Personne ne pouvait résister àleur bienveillance : on se sentait obliger d’avouer ses écarts, de manifester aussitôt des regrets et d’annoncer de bonnes résolutions. Et lui n’avait rien àleur opposer. Rien de bien consistant, quelques vagues phrases bancales, pas un seul argument pour sa défense. Et ils avaient raison, il fallait bien en convenir ! Rien n’expliquait les travers de sa conduite. Alors, il souriait. A coup sà»r, il passait pour un demeuré. Qu’importe ! Cette attitude le protégeait contre leur insistance libérale. Le mieux était de faire l’obéissant, fuir tout entretien particulier. Toute conversation obtenait un accord raisonnable accepté par tous. Et bien sà»r, en raison, on ne pouvait qu’acquiescer. Alors, par fatigue, par désintérêt soudain, on se courbait et le silence prenait valeur de consentement. Il était bien plus judicieux de se taire dès le début. On évitait ainsi les désagréments d’un dérapage toujours possible, les excès d’un emportement immotivé. Et puis, il avait appris àse méfier. Son unique souci était de rester présentable. Physiquement, quoiqu’il ne soit plus tout àfait un jeune homme, il ne pouvait se plaindre. Il était correctement habillé, un long manteau brun, une écharpe. Il aurait dà» agir, il s’assit sur le banc. Il se tenait droit. Le vent le toucha, il frémit. Le vent traversa son visage et le nettoya de toute pensée. Il se senti délivré, une fraction de seconde. Personne ne faisait plus attention àlui. Il s’absenta, se senti devenir chose. Il reconnaissait bien ces moments qui agissaient comme une drogue, il s’y était habitué. Cela ne menait àrien. Disparaître, se retirer de la circulation, lui apportait un apaisement considérable, une consolation. A travers les grilles du parc il se vit regarder un flot de camions qui se dirigeaient vers le centre de la ville, gyrophares tournoyants. Il était encore très tôt, le service municipal de ramassage des ordures prenait d’assaut la cité endormie. Les autres viendraient, plus tard. Il avait encore un peu de temps. La veille, il s’était laissé enfermer dans le parc, personne ne l’avait vu se dissimuler derrière la guérite de planches du gardien. Il n’aimait pas particulièrement la solitude, et ce n’était pas un homme des foules. Il n’aimait pas déambuler dans les rues. Non que la foule l’effraya, mais son effervescence apportait un vide trompeur, une vague menace de dissolution. Il fallait vivre caché, s’éloigner, se retirer. C’était la tâche qu’il s’était fixée désormais. En avait-il la force ? Était-il persuadé du bien-fondé de cette nouvelle tâche ? Rien de bien sà»r. Mais il fallait bien tenter quelque chose, parce que s’il ne risquait plus rien, alors ce serait la fin. Une fin sans clarté, sans mérite. Finir comme un papier gras jeté par une fenêtre. Finir au dépôt, dans un tas. Qu’avait-il donc trahi ? Quel pacte avait-il renié ? Quelle entente ? Il se sentait engagé malgré lui dans cette voie, et trop fidèle àcet engagement, il n’arrivait plus àrevenir. Avait-il été trop loin, était-ce irréversible ?

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Le jour se lève. Les lampadaires s’éteignent. La sauvagerie de la nuit disparut. Que faire de ce nouveau jour sans éclat ? Une bruine froide enveloppait les feuilles des arbres. Dès le début de l’après-midi le soleil déclinait en ces jours les plus courts de l’année. Il n’avait plus le cÅ“ur àl’ouvrage. Dans une lassitude de l’effort d’exister, on rentrait en soi, épuisé d’une fatigue originelle, d’une fatigue de commencement du monde.

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II flânait le long des vitrines, son regard glissait sur les choses et les êtres. Il traversa la rue et au beau milieu, il s’arrêta ; une panique vertigineuse l’envahit, il ne savait plus où il était ; il se senti menacé, vit les voitures s’avancer vers lui de tous côtés, vivantes, agressives, un instant il se senti en perdition, naufragé au milieu de cette rue familière.

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C’était le soir, dehors il n’y avait aucun bruit, l’air était chargé de silence, un silence palpable, une présence saisissable. Un silence non pas lourd, chargé de menace, ni léger. Indifferent, ce silence ne disait rien, ne prédisait rien. Je l’écoutais. Je m’abandonnais. Je me perdais en lui. C’était comme l’avant-goà»t d’un évanouissement de soi, un effacement où je disparaissais dans le brouillard d’un paysage de neige, l’avant-goà»t d’un sommeil doux et sans douleur.

30 septembre 2023
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