Renaud Buénerd | Suite bolonaise, 2 janvier 2023

N°2, Feuille Morte

C’est comme partout ailleurs, une dalle de béton gris et lisse enfermée de hautes murailles blanches. Les lignes des cloisons, les ouvertures, les structures des plafonds ou des fenêtres, tout est aligné, rigoureusement orthogonal, désespérément clair et net. C’est un espace immuable comme il y en a dans chaque capitale. C’est intéressant, deux jeunes femmes commencent à danser. Sur cette grande place, trois longs parallélépipèdes blancs répètent à l’échelle de la salle les hautes tours de la ville. Je baguenaude comme je dois entre les monuments, j’écoute les bruits, les paroles des gens qui passent, déclament, commentent ou manifestent dans cette langue étrangère leur incompréhension, leur engouement, ou parlent de toute autre chose. J’avance le long des artères rectilignes. J’ai, comme tous les êtres humains aimant la solitude, l’habitude de me parler à voix haute en marchant. [1] Je remarque que les carrés parfaits du sol sont sillonnés par de larges fissures. Ce sont les cicatrices fossilisées d’un ancien séisme qui contredisent par leurs entrelacs aléatoires l’ordonnancement impeccable de la grille. Les ouvriers et les années ont fait leur travail et les crevasses ont été minutieusement colmatées de ciment clair que le passage du temps a patiné, leur donnant un aspect lustré de marbre blanc. Les fractures deviennent des rivières qui sillonnent la plaine, les rues entaillent le tissu des villes, en construisent le flux, les années scarifient les visages, les vaisseaux se gonflent, bleuissent. Moi, si je regarde par terre et si je me raconte des histoires, ce n’est pas que le spectacle ne m’intéresse pas, mais je ne sais pas soutenir frontalement l’impudence des actrices.

28 octobre 2025
T T+

[1Jean Giono, Les âmes fortes.