Joël Vernet / marcher vers un ciel de pierre
Joël Vernet vient de publier aux éditions Lettres Vives "La nuit errante" (diffusion Harmonia Mundi).

à lire de Joël Vernet, sur remue.net:
la lumière du désastre
Gao sans retour
ainsi que Lentement, au désert, lentement, accompagné d'une photographie de Bernard Plossu, et lien vers bibliographie complète

Ce texte est extrait d’un manuscrit inédit intitulé, Visage de l’absent. Il fut publié une première fois dans le N°1 de la magnifique revue JIM (Journal intime du Massif Central), Hiver 2002, avec des textes de Pierre Bergounioux, Gil Jouanard, Pierre Présumey, etc…

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Joël Vernet, © Bernard Plossu

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à propos de LA NUIT ERRANTE, par Joël Vernet
éditions LETTRES VIVES, mars 2003

Joël Vernet est né en 1954, aux confins de la Haute-Loire et de la Lozère. Enfance nomade à travers la France. Puis retour en Margeride où la famille se fixe. Années de bonheur liées au contact de la nature et profonde solitude. Dès les années 1975, voyages déterminants à travers le monde, en particulier au Sahara algérien et en Afrique de l’ouest. Profondément marqué par un long séjour à Gao et en pays dogon. A vécu deux ans à Alep, Syrie.

A publié de nombreux livres aux Editions Lettres Vives, Lettre de Gao, Le silence n'est jamais un désert, La vie nue, Les jours sont une ombre sur la terre, La journée vide, La nuit errante, Editions Fata morgana, Lettre à l'abandon dans un jardin, Totems de sable, La main de personne, Sous un toit errant, Petit traité de la marche en saison des pluies, Lettre d'Afrique à une jeune fille morte, Editions Cadex, La peur et son éclat, La mort est en feu, L'enfance est mon pays natal, Passagers de la mémoire, Filigranes éditeur, Lettre pour un très lent détour, voyages au Mali (Avec des photographies de Bernard Plossu), Editions du Laquet, Au bord du monde, Editions de L'Escampette, Lâcher prise. A dirigé un numéro des Editions Autrement: Pays du Sahel.
Collabore régulièrement avec des artistes, en particulier le peintre Jean-Gilles Badaire, et des photographes, Bernard Plossu, Julie Ganzin, Pierre Verger. En préparation, une monographie sur François Augiéras, aux éditions jean michel Place.

"La nuit errante: : Joël Vernet creuse plus profondément encore dans ce livre les thèmes de prédilection qui marquent son œuvre, une œuvre plus que jamais inscrite dans cette poésie de l’errance qui fonde sa propre vie : l’effacement, l’attente, la solitude, les éblouissements de l'enfance, la mort, l’évidence du simple, la pauvreté, la beauté de l’éphémère…
« J’ignore qui je suis, où je vais. Je ne trouve trace, en moi, d’aucunes ambitions particulières hormis celle de tenter de vivre au sommet de chaque instant. Là est sans doute l’art le plus difficile, le plus improbable. D’ailleurs, entreprendre une telle ascension est quasiment vouée à l’échec. Ou alors, l’on doit puiser en soi une énergie de titan. Qu’on ne découvre que dans la solitude absolue, radicale, tournée vers la lumière et non vers les ténèbres. Il est, je le sais pour en avoir subi les mirages, une littérature de l’engloutissement, du cynisme, de l’or noir. Mais, très vite, au regard de ce que nous vivions, j’ai compris que l’ion devait, coûte que coûte, emprunter l’autre voie, celle du soleil royal, de l’enchantement, de la surprise, de l’étonnement d’être en vie sous peine de nous fracasser contre les murs, de périr sous les ponts, de ne délivrer que des livres morts de la cage brûlée du cœur. »

Joël Vernet / Marcher vers un ciel de pierre

Le coquelicot est seul entre les pierres et, pour cette raison, je l’ai photographié, sur les pierres mille fois millénaires où je viens marcher à l’aube, près de la mer, dans ce site d’Ougarit où prit naissance l’écriture alphabétique. Le soleil, d’un même élan, éclaire la mer et la terre. Je marche avec bonheur dans les ruines silencieuses.

Au fond, je le sais d’instinct, bien qu’au bord de partir, de rejoindre l’autre terre, celle de l’enfance, il n’y aura pas vraiment de retour en dépit de la lenteur même du voyage qui s’annonce. Je suis seul dans les ruines hormis deux ou trois ouvriers dont je n’aperçois que les crânes enfouis dans la terre, parmi les pierres que les fouilles bousculent.

Souvent, cette question m’est venue, que ce soit au cœur du Massif central, en Afrique ou ici, au Moyen-Orient où je suis depuis deux années : Pourquoi ce besoin constant d’arpenter toujours des lieux déserts, le désert lui-même, quel qu’il soit : De sable, de cailloux, de maigre végétation ? Pourquoi, de tout temps, n’avoir aimé en Margeride, que les endroits délaissés par les autres hommes puis, les avoir, pour moi-même, érigés en des sortes de lieux de pèlerinage, de méditation, où l’esprit cherche l’apaisement ? Y a t -il dans le monde trop, beaucoup trop d’orage et de tonnerre ? Cette question, une nouvelle fois, monte en moi alors que je marche sous le soleil, dans ce coin désert de la Syrie parce que c’est l’aube, les premières heures du jour.

Le coquelicot arrête mon regard et je veux, ici, lui rendre hommage. Plus loin et, quelques jours plus tard, dans la montagne, vers la frontière turque, je photographierai un champ entier de coquelicots, véritable incendie dans l’azur. Les coquelicots, en cet endroit du monde, sont d’une beauté indescriptible. Ils sont peu nombreux dans les ruines : sans doute même pas de quoi faire un bouquet. Ils sont à l’ombre des murs anciens et semblent croître par petites poignées, comme des êtres égarés en pareil lieu et celui qui s’imprime dans mon œil est seul, resplendissant de solitude. Il pousse tranquillement entre les failles d’une dalle magnifique où ont trouvé place aussi quelques herbes sauvages. Me vient à l’esprit cette phrase d’Isaïe que je me plais souvent à citer face à des interlocuteurs se pensant immortel : Toute chair est de l’herbe. Trouvera-ton un jour plus juste vérité ? Pourquoi laisser son regard flâner sur cette fleur insignifiante ? Pourquoi accorder de l’importance à cette tache rouge dérisoire ? Pourquoi ? Alors que le premier alphabet du monde court ici, entre les pierres ? Déambulant d’un espace à l’autre, escaladant des amas de pierres de taille, je prends garde lorsque je pénètre dans les hautes herbes encore toutes fraîches. Ce sont des heures comparables à celles d’autrefois quand je partais, au soleil levant, conduire les bêtes aux pâturages. On prenait mesure de la rosée sur les pierres, sur toute chose, et l’on sentait le soleil balayer la poussière du chemin, le monde se réveiller en nous. Etre debout à l’aube, est un privilège. En effet, qui peut se targuer de faire corps ainsi avec la matière du monde ? Lorsque pareille aventure vous advient, recommence telle qu’elle fut dans l’enfance, il y a bien là une espèce de ferveur ou de miraculeuse présence qui ne doit rien aux Dieux invisibles mais tout à la nature même de la terre. Reste au regard à capter justement le sans-importance, le délaissé. Ainsi les coquelicots, ainsi certains visages dans l’est de la Syrie, comme ensevelis dans les couleurs même de la steppe, ainsi ces bergers aperçus allant sur les crêtes derrière leurs troupeaux tandis que l’histoire contemporaine déchire la Turquie orientale et que ces images millénaires attestent d’un mouvement indestructible, comme gravé justement dans la pierre, faisant fi des vicissitudes de l’époque.

Bien qu’il soit menacé par les herbes, le coquelicot sembler pousser avec une certaine joie et c’est comme un bonjour qu’il me lance au passage, ce qui laisse bien augurer de la journée. Derrière lui, un tracé de lumière court sur les herbes et, malgré le bruissement incessant des insectes, j’entends là, cette rumeur du monde qui me réjouit au cœur. C’est la rumeur du silence et la joie d’être vivant sur la terre, debout parmi les pierres du temps. Oui, d’être vivant et de pouvoir contempler ce que m’offre, à chaque instant, le réel.

Roulant sur l’étroite route de montagne, j’aperçois la mer et ce que je vois est d’une beauté absolue. Je vais, je le sais, vers les très rares forêts de Syrie où, l’été, l’on vient quérir de la fraîcheur. Il ne s’agit pas ici, de hautes montagnes et, en cela, je pourrais les comparer à celles de la Margeride arpentées si souvent, plus dégarnies cependant car balayées par les vents de la mer mais d’élévations impromptues qui tranchent avec les règles du paysage. Les coquelicots sont légions sur le bord de la route. On dirait qu’ils s’apprêtent à colorer le ciel n’attendant plus que le peintre que je ne suis pas.

Quelle pauvre occupation que la mienne, qui consiste à contempler des coquelicots alors que le monde, partout, est en chamaille, bouleversé, bouleversant ! Qu’y puis-je si un brin d’herbe m’émeut, si le portail en bois d’une misérable bâtisse dans les ruines de Sergilla me ramène au temps où je tirais, derrière moi, celui de la porcherie en Margeride, tandis que les porcs vagissaient et qu’aujourd’hui, des décennies après, deux enfants m’offrent le thé dans leur maison aux murs millénaires ? La cour est pauvre. La maison faite d’une seule pièce. Pas de mobilier. L’extrême essentiel. Dans un angle, une minuscule télévision qui fonctionne sur batterie.

Dans l’autre, des tapis que l’on déroule pour la nuit avec de lourdes couvertures car l’hiver est rude sur ce plateau. La petite fille a un visage admirable. Elle marche pieds nus sur les pierres et m’offre le thé avec une rare délicatesse. L’on n’a rien ici ou presque. Au bord du dénuement. Pourtant, la vie humaine n’est pas abîmée, la beauté non plus. Une santé totale est dans l’air. Les deux enfants jouent et plaisantent entre eux comme nous le faisions dans notre enfance un peu sauvage. Ils donnent leurs rires à la vie immédiate. Cette vie, cette manière de la vivre, cette vie, est en deçà du très peu, vraiment, quelque chose sans doute d’absolument ridicule, anodin et banal. Mais nous puisons là, les flammes de notre feu. C’est pourquoi ces images demeurent inoubliables et sont matière à écriture. Comme ces herbes que nous foulons, comme ces milliers de visages que nous croisons sur notre route. Le monde, bien sûr, est une foire d’empoigne mais, caché en son sein, subsistent d’autres signes de franche liberté. C’est peut-être cela que nous quêtons, sans pouvoir le nommer car nous aurions perdu son nom et ce serait cela aussi notre enfer. Ne plus avoir de langue, ne plus avoir de mots, n’avoir que du silence entre les mains.

Terreur.

Ce qui nous ramène est lointain. Notre vie, au fond, est de franchir des seuils, d’aller vers ces sommets où vivent quelques hommes, perdus parmi les pierres. Nous donnons toute chance à la lumière qui nous embrase. Et, traversant le bleu nu des îles grecques, nous rejoignons peu à peu les terres d’arrière-pays où nos mots, sans racines, laissent aller au vent, leurs songes de granit et de genêts épais. Nous attendent sur les versants des petites montagnes du centre de la France ces herbes des pâturages où courent les troupeaux, où reviennent de très vieilles chansons, rengaines aujourd’hui effacées de notre répertoire.

Ce matin, alors que l’aube est fraîche, dans ce hameau de Margeride, je contemple les brumes se lever lentement sur les crêtes. La grange qui m’abrite est abandonnée. Le timon d’un char disloqué se dresse vers les poutres. Un très faible soleil lèche le plancher crevé de toutes parts. J’ai dormi là une nuit entière pour la seule odeur du foin et de la paille. Le sac en guise d’oreiller, j’appuie ma tête contre le mur. La porte de cette grange est belle, de forme circulaire en son sommet. Un étrange alphabet sifflote sous mes tempes. Penchant légèrement la tête afin d’apercevoir le talus qui conduit à la grange, j’aperçois entre deux fortes pierres, un coquelicot solitaire saluer mon réveil. Est-il le frère de celui d’Ougarit, est-il plus simplement ce doux compagnon qui me tend un carnet afin que j’y dépose mes brouillons d’encre noire ? Est-il ton visage désormais invisible que dessine pourtant chaque pierre de ma route ?

Je roule le silence dans ma gorge et commence à chanter.

Alep, Octobre 1999-Juin 2001