Scènes de la vie cachée en Amérique

« Â Je ferme les portes derrière moi àla seconde où commence le passé », Paol Keineg


Qu’il roule en direction des Appalaches, « Â las jusqu’àl’exaspération du commerce des idées  », ou qu’il fasse halte àBlack Mountain, curieux de voir où avaient vécu Stefan Wolpe, Charles Olson, Robert Duncan, ou qu’il se retrouve, pendant quelques mois, « Â dans une roulotte délabrée au bord d’une route passante  » au Nouveau Mexique, Paol Keineg, en revisitant des scènes (il y en a en tout 96) de sa vie passée en Amérique, évoque des moments qui se sont imprimés dans sa mémoire mais dont il sait qu’ils ne sont probablement pas tout àfait fidèles àla réalité d’alors.

« Â Personne n’aurait pu soupçonner l’ampleur de mon orgueil quand j’ai débarqué àJFK. Je venais de quitter des lieux saints pour les vérités pratiques.

Tout au long de la route qui mène de New York àSan Francisco, je me suis défait de mon âme àcoups de cartes postales.  »

Il a vécu trente-cinq ans outre-Atlantique et les tableaux concis, composés de brefs paragraphes, qui se succèdent ici n’ont rien àvoir avec une confession autobiographique. Chez lui, la discrétion reste de mise, la pudeur également. L’ombre lui convient. La narration doit être contenue. La langue, ciselée, va àl’essentiel. C’est celle d’un poète qui doute mais qui n’en reste pas moins l’un des plus inventifs, et ce depuis quelques décennies déjà, sa capacité àcreuser toujours un peu plus pour trouver les mots justes et parfaire leur force de percussion se confirmant de livre en livre, celui-ci étant sans doute àconsidérer comme un jalon important dans son parcours.

« Â Curieusement, tout en les frappant d’inutilité, on attend encore des poètes qu’ils expriment des pensées sublimes. Eux et elles, quand ils n’ont pas d’emploi, en sont réduits àarpenter les grèves àla recherche de quoi manger.

Les marées du Maine sont parmi les plus fortes du monde, et l’amie du poète, poète elle-même, une cuiller àpalourdes àla main, n’arrêtera pas de discuter pied àpied étymologie et rapports de force, parce qu’il faut penser àce qu’on va manger ce soir.  »

Paol Keineg apparaît rarement seul dans ces séquences. Souvent, une femme (« Â elle, toujours elle, et ce n’est jamais la même  ») l’accompagne. Sa présence le réconforte ou le préoccupe. Elle l’incite àla discussion (il en retranscrit des bribes), au partage, àl’accord ou au désaccord, àl’opportunité d’ouvrir, en tel ou tel endroit ou circonstances, des dialogues plutôt fructueux. Parmi ces femmes, il y a celle dont la voix s’est tue.

« Â Alors s’élevait la voix de celle qui s’était tue et qui pensait que la poésie sauve. Dans l’étuve du bar en hiver, elle m’apparaît aujourd’hui sous les traits de l’Éternité. Un visage ciselé, une voix douce, des ongles peints de toutes les couleurs, ses ancêtres embarqués de force sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest lui parlaient en rêve. Elle en faisait des divagations poétiques qui réparaient.

Parce qu’elle était si belle, même si mes convictions ne valaient pas cher, elle prenait toujours le dessus  »

« Â Un jour j’écrirai sur ma vie en Amérique  », notait-il, en décembre 2005, dans l’un des fragments (alors inédits) qui ouvraient l’anthologie Les trucs sont démolis (poèmes 1967-2005). Ce jour aura mis du temps àvenir. Il lui fallait laisser travailler sa mémoire, qu’elle réactive des scènes sensibles, qu’elle les circonscrive au millimètre près, qu’elle redonne vie àdes instants marquants, àleur brièveté et àleur extrême tonicité. Il a dà», pour ce faire, fouiller dans son passé, se revoir ailleurs en plus jeune, manipuler un maximum de clefs, trouver les serrures adéquates et ouvrir les bonnes portes. Ces Scènes de la vie cachée en Amérique résultent d’un lent et minutieux cheminement. Elles dessinent en zigzags l’itinéraire d’un homme, d’un poète qui, parti mener sa barque en pays lointain, revient sur des épisodes de son séjour là-bas.

« Â Une femme du vingtième siècle se tient près de moi, alors que nous nous tenons sur le bord du vingt-et-unième, qui ne vaudra pas mieux que le vingtième.

Elle m’entraîne par le bras vers un restaurant très bas de plafond où quand on presse un ours en plastique il en coule du miel.  »

Comme toujours, Keineg manie àla perfection les ciseaux de sa prose. Celle-ci, rudement bien affà»tée, en prise avec l’acuité de son regard, fragmente chaque tableau en le calant en un moment précis, dans un décor qui l’est tout autant. Lucide et secret, il exécute volontiers un pas de côté quand il sent que le voile risque de trop se lever. Il effleure, suggère, questionne. Et fait en sorte que la vie cachée le reste, tout au moins en partie, et c’est très bien ainsi.


Paol Keineg : Scènes de la vie cachée en Amérique, illustration de couverture de Nicolas Fedorenko, éditions Les Hauts-Fonds.

Jacques Josse

27 décembre 2021
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