Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 20
Extrait du Journal au lundi 17 mai :
« Me suis promené avec Alexandre dans les bourgades du Pays lointain : on est impressionné de jusqu’où s’aventurent désormais les autos de Google Street View. Chemins bordés de cabanes en planches bitumées, de petits bureaux de tabac-timbres-télégrammes, de terrains vagues où de petits moustachus en bras de chemise s’affrontent au football entre deux poteaux badigeonnés de créosote. Les usines, détruites chez nous, là-bas semblent encore tourner ; les cheminées fument et des stands à l’entrée principale proposent des maïs grillés, des gurkens flottant dans le vinaigre et, bien sûr, des guirlandes de harengs séchés aux grands yeux francis-baconiens. Nous passons en revue les offres immobilières, le tout évidemment très bon marché mais je sais que d’un pays à l’autre la conception du vrai logement subit d’inquiétantes distorsions. Alexandre, qui en est secrètement amoureux, prévoit que ma femme me quittera mi-octobre, n’importe quel avocat me saignera deux cent mille euros sans forcer et, de toute façon, que lui ai-je apporté depuis quatre ans que nous nous mariâmes ? J’ai discrètement lu, hier soir, les textos qu’il lui envoie. Tout cela, peut-être, comme une boutade mais il est évident que le vague parfum de littérature flottant sur mon pauvre destin ne suffira pas longtemps à la retenir. Je fus, à Paris, généreusement pourvu de visiteuses qu’amusaient, je crois, mes discours sur la fiction (’’le tout-fictionnel’’ !) et mes cigarettes égyptiennes ; montées toutes gloussantes dans ma thurne du boulevard Saint-Michel, elles y trompaient le brave machin à qui elles avaient eu la faiblesse de se vouer dans leur Saône-et-Loire natale. Elsa, que ces tours-là n’ont pas bluffée, dut entrevoir l’espèce de chaos dans lequel je nous précipiterais sans cesse et, pourtant, l’accepta. Il arrive désormais qu’elle fasse préventivement ses comptes. Jamais l’énorme miracle de ce couple ne m’est si nettement apparu qu’à l’heure où le moindre mauvais choix lui donnerait raison. »
Extrait du Journal au mardi 18 mai :
« A la banque. J’explique avec de moins en moins de patience le principe d’un prélèvement automatique à l’idiote du guichet quand Adil me fait discrètement signe : au comptoir d’à côté un homme sort des liasses de billets verts en lesquels -mais cela prend quelques secondes stupéfaites- force m’est de reconnaître des 100 euros neufs. Il doit y en avoir pour cinquante mille, Adil ne l’a pas quitté des yeux. L’homme est un paysan, la gallabeia blanche des hommes du delta, le petit sac de sport a perdu sa fermeture-éclair mais on a recousu avec une sorte de ficelle de chanvre, en perçant des oeils ; et les billets sont repassés au fer à la manière d’ici, l’endroit l’envers, beaux comme des spécimens. Les employés devant lui recomptent sans manifester la moindre curiosité. Il repartira bientôt en 404 blanche vers ses bizness énigmatiques et je murmure, en français, à mon collègue que nous ne comprendrons jamais ce pays. La journée passe vite. Appelé vers 14h pour arbitrer une querelle entre la nanny de ma fille et celle de S., que je ne remets pas. Je me résous à pousser une gueulante à l’issue de laquelle, ce que je voulais, elles décident à voix très basse de s’en remettre à S. elle-même. Le plaisir m’est désormais trop rarement donné d’affronter quelqu’un dans une franche querelle, de peser tout mon poids contre lui pour gagner ou perdre mais, au moins, m’être battu ; il faut me satisfaire de ces manœuvres indirectes. Deux heures pour revenir à l’institut. M., qui s’occupe du passeport de mon fils, n’est plus là, il fait observer qu’il est 18h, qu’il est rentré chez lui et je suis obligé, le plus cordialement du monde, de rappeler que je l’avais prévenu la veille. Nous raccrochons en même temps. Je prends un café à Halawa, c’est la lumière que j’apprécie : l’heure bleue, les nappes cirées agrafées sur les tables se mouillent peu à peu de nuit argentée, les conversations hésitent entre le ton du jour et celui, plus dramatique, de l’avant-match. J’y reviendrai demain matin, vers 9h, pour avancer mes travaux de littérature : invite à qui veut. »
Extrait du Journal au mercredi 19 mai :
« Toute la matinée à Halawa. Si les mouches sont vectrices du virus je suis probablement déjà mort. Etonné, d’une manière générale, par l’agacement de tout qui m’est si vite monté : le café où la part de poudre frise désormais les 75 pour cent, la conversation criée d’une table à l’autre et, aussi, une scène de drague ratée dans mon angle de vue, le type commet toutes les maladresses, une humiliation dont -par les mystérieux syllogismes de la compassion- le rougissement finit par me gagner. Cependant j’avance bien. Donné les passeports à M. par l’intermédiaire de sa cheffe, il faut forcer un peu mais je souris, je plaisante, pour allumer ma cigarette je m’arroge son gros briquet de bureau désuet et, ce qu’on appelle je crois du mansplaining, ça passe. Je lis très vite, dans le taxi, le petit livre que Pierre Michon consacre aux deux Manet, je craignais de voir le grand écrivain sur commande réduit à ses ficelles mais cette désillusion m’est encore épargnée. Lui que je soupçonne de s’acquitter assez vite de ses devoirs parvient d’y conserver une part non négligeable de sa force des débuts ; et sa maladresse ne s’y résorbe pas, elle s’est gardée au contraire dans l’adolescence éclatante des Vies minuscules. Au soir, le portrait que poste sur Instagram Laurent Chamalin disperse le tout-venant des pensées de 19h ; cette Katia dont le chemisier semble coupé dans une tapisserie d’Aubusson impose le mot de Char : un éclair dans le cœur de l’éternité. Je me rappelle du jour où je découplai la beauté du désir, c’était une passante dans la rue du lycée et je compris que le beau anéantit toute envie de le bêtement faire sien. La jeune femme sur la photo n’est pas faite de matière mais de temps : l’échelle immensément immense des pierres tombées de l’espace, dans laquelle mon effroi de mourir et celui que sa mèche lui dévoile le second œil dialoguent mystérieusement. »
Extrait du Journal au jeudi 20 mai :
« Une bonne partie de la journée sur le toit de l’administration, au 6-Octobre, pour avancer un manuscrit : je m’agace d’avance qu’on parle de posture quand, au contraire, j’y suis contraint par l’absurde forçage des clims maintenant, sans réglage possible, les bureaux à 17. Spectacle des buildings du centre-ville émergeant dans la brume acide, des centrales déchargeant dans le petit matin leur trop-produit de watt pour y griller des grues ; et Tahrir à 22 kilomètres rappelle exactement la distance qui séparait de Notre Dame le clocher de mon village natal. Le directeur me rejoint pour en fumer une, il parle des Ardennes où on le rappelle, de l’avenir et les mots du mérite managérial lui viennent encore comme un recroquevillement réflexe de l’intelligence : des challenges, une synergie, des objectifs. Un homme intéressant mais qui, contre les apparences, en quatre ans se sera peu ouvert. Au retour je suis trop fatigué pour lire vraiment, je parcours la correspondance de Guilloux et de Camus un peu heurté, comme toujours, par l’ascendant de l’un sur l’autre, comme si l’aura dans la littérature s’était décidée sur leur allonge de boxe. Puis l’agacement de voir, sur internet, les grands éclats joyeux dont la France salue l’ouverture des terrasses ; je me droitise, dit Elsa, mais le chaos sur la place Saint-Anne, cette jeunesse accueillant la flicaille avec des cailloux et des pensées toutes faites (’La fête, c’est la vie’, ’On nous vole notre liberté’) m’inspire l’envie de faire servir pour leur goûter un peu de cendre indienne dans un Kinder Surprise. Mais il n’est pas dit que je me coucherai aigri : madame Nana, rapporte Elsa, la maîtresse de ma fille a recommandé pour la petite tâche qu’elle garde sur la tête un médecin très doué de ses amis, un spécialiste de ce grand mal qui augura dès 2006 le crépuscule mondial des derniers mois : le ’’rhume des oiseaux’’, se souvient-elle. »
Extrait du Journal au vendredi 21 mai :
« Elsa demande à ce que j’avance un peu les bagages. Nous partirons en juillet mais aucun de nous n’est plus vraiment là. Je débarrasse mon bureau des livres qu’on ne pourra emporter : la petite littérature ou celle trop commune, qu’on rachètera. Des exceptions déjà : l’exemplaire des Caractères que je tiens de ma mère, un Spleen de Paris en poche que j’ai soigneusement annoté, les petits Char déchirés car sa Pléiade m’est d’usage difficile. Je rassemble sur la table de marbre vert les manuscrits de mes propres livres, fussent-ils imprimés depuis longtemps : une dotation posthume à quelque université de province, Angers, Alexandrie, s’il m’est donné d’occuper un jour une place si modeste soit-elle dans l’histoire des formes. La sélection des ouvrages à sauver est plus simple que je le redoutais : les Budé, les Quarto sauf Voltaire, l’Odyssée que ma grand-mère reçue en prix d’excellence, au lycée de jeunes filles d’Oran, les Verdier qui sont chers et François Bon dont je ne guéris pas ; s’ajoutent la littérature arabe, les grammaires, les lexiques où les vice-consuls barbichus du temps de Mariette Bacha se piquèrent en pure perte d’épuiser l’impensable vitalité de la langue d’ici. Il reste entre le sans prix et l’à-jeter une bibliothèque problématique dont je ne sais que faire. Un Paul Morand. Une édition de poche d’Ulysses en deux volumes. Durell. Léon Bloy à 5 francs dont les feuilles se détachent mais le tampon de la Société des Amis de l’Humanité, Le Caire, rue Adly. L’heure d’aller au parc me coupe dans ces pénibles dilemmes. La certitude qu’en remettant l’affaire j’en compromets d’avance la réussite me gâte l’après-midi ; l’attention me reste tant désagréablement suspendue à la porte laissée bâillant de mon arche de Noé des Belles Lettres que j’oublie de donner l’adresse de la Colonie suisse au taxi. Et la petite 504 peinte au blanc cassé de rouler au hasard dans le centre-ville, la main cachant le compteur et sans croire à sa chance. »
Extrait du Journal au samedi 22 mai :
« Une tâche secondaire mais qu’on exige de moi me renvoie, dès ce matin, aux paradoxes constitutifs de mon existence : le sordide travail bureaucratique reculant aux heures de nuit la seule activité qui vaille, la conquête d’une place dans la Littérature laquelle exigeait, pourtant, une extrême lucidité. Je ne connais pas un homme qu’en ce domaine la nature ait plus mal armé que moi ; je perds la moitié de la soirée à écrire ce qui, entre sept et onze heures du matin, ne m’aurait pas pris cinq minutes. Cette fantastique perte de temps ravive l’espèce de dilemme qui fut le mien il y a dix ans, quand l’inscription au concours enterrait de vivre un jour de ce qu’on appelle l’art : le spectacle de Jean dans son espèce de cave contre la traversante de Tours, le courant branché sur l’ampoule des communs et le café qu’on repasse trois fois avaient désarçonné mon tout petit courage. J’aurais été ce qu’on appelle un homme de Lettres – la vanité m’a fait marquer cela sur l’acte de naissance des enfants et le consul ne s’est pas retenu de sourire. Mais aussitôt l’esprit bascule dans le mouvement inverse, se souvient de mon désarroi d’Espagne, du temps où je fus seulement poète et du peu qu’on est alors dans Grenade : une ombre, un lémure aux mains molles, au pantalon sur les hanches et pas même ils auraient appelé les flics pour moi. Le secret de ma place dans la société des hommes ne m’a pas encore été révélé. Elsa qui sait reconnaître ces crises affirme qu’il faut absolument que je garde un travail décent, faute de quoi cela me désamarrerait l’esprit et très vite cela s’emballe, on perd le sens des choses. Elle rit mais redoute sans le dire quelque grande décision radicale dont elle sait la graine semée. Répondant obscurément à tout ça, l’image du jour me sera encore une fois donnée à la Colonie suisse : ce vieux monsieur très élégant qui quitte discrètement le mariage pour essayer, dans le jardin d’enfant où personne, croit-il, ne le verra, la corde à nœuds pendue à la branche du banian. »
Extrait du Journal au dimanche 23 mai :
« Mme Jacqueline raconte : elle vint au monde après la guerre, dans une bourgade du Vaudois où son père fabriquait des charpentes. Elle conserve dans son téléphone une photographie de la maison natale, un petit pavillon de bois mouillé sur le bord de la départementale ; les trois sœurs l’ont vendu dans les années 80 et, divisé par quatre moins les frais de fin de vie des parents moins la retenue fiscale moins le magnum de Roederer, restait pas lourd. Quand Jacqueline revient dans le pays elle loue un Airbnb dans la ville d’à côté. Le père, l’été, partait dans les montagnes construire des chalets de villégiature ; il redescendait aux premières neiges avec des billets roulés dans sa ceinture et d’amusants petits joujoux taillés dans les chutes de sapin. Des trois sœurs une seule a procréé : un fils indigne, un poil voleur mais surtout pas les mœurs qu’il faut, il s’est présenté saoul à l’enterrement de sa mère et les deux survivantes ne cherchent pas à le revoir (son père lui-même, un aventurier français, défraya longtemps la chronique avec sa maîtresse brésilienne, son bateau sur le lac et cette mort bizarre, en pleine nuit, sur le parking du Cora). Il y avait également des cousins français, à Viels-Maisons près de de Château-Thierry ; elle leur a rendu visite il y a soixante ans, a travaillé avec eux dans la boulangerie, des gens bien qui lui proposèrent de s’établir. Nous les cherchons dans les Pages Blanches : ils sont morts. Elle nous raconte, dans la fin d’après-midi la dissipation de sa lignée, ses mariages à elle qui ne donnèrent rien, le dernier qui mourut renversé par un taxi en partant acheter des herbes de Provence. Que garde-t-elle de la vie ? Pas grand chose, des images, de la fatigue surtout. Elle tient sur internet un blog de cuisine suisse mais le plat que lui préparait sa grand-mère, une sorte de gratin de pain sec avec des raisins et du lard, elle n’en a toujours pas retrouvé le nom. Elle dit qu’il y a un carré suisse au cimetière de la Ville : elle a des contacts à l’ambassade qui l’aideront pour les papiers. »