Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 24
Extrait du Journal au lundi 14 juin :
« Tournée d’inspection sur la route du Sud. Je ne suis pas revenu depuis quatre ans, les lieux ont changé, les murs doublé et épaissi. A peine ai-je franchi le portail que je tombe, successivement, sur Mohamed, Sarah, Benjamin ; et peu s’en faut que nous nous tombions dans les bras. Mohamed a maigri, passé titulaire, ne cracherait pas sur une vice-direction ; il a eu ma mère en maternelle, là-bas, aux Indes de Sartrouville où celle-ci fit une partie de sa carrière : ça, la grossesse simultanée de nos femmes et sans doute aussi une indifférence éprouvée au désordre du monde avaient suscité jadis une sympathie mutuelle que nous vérifions ce matin, chaleureusement. Benjamin et Sarah : comment oublier qu’ils nous accompagnèrent dans nos premiers pas dans la Ville, qu’ils nous tendirent cent fois la main dans ces mois décisifs où Elsa refusait de défaire les valises ? Nous bavardons sous les flamboyants de l’alarmant bond démographique qui s’amorce dans les villages du delta ce qui, conjugué avec le dernier slogan gouvernemental (un énigmatique : « Un pont pour chaque enfant de l’Égypte. ») promet pour 2030 de nouvelles fantaisies d’urbanisme. Parce qu’en ce pays la logique des conversations ne recule devant rien (en écrivant cela j’ai pourtant l’intuition d’un lien), nous dérivons vers ces étonnants symptômes secondaires que manifestent les covidés sur la route du Sud : quelque souche nouvelle, inconnue des grands médias, leur fait gonfler les testicules, basculer la voix vers l’aigu et – deux mois plus tard c’est toujours impressionnant- leur gerce la peau des mains comme une nuit d’hiver. Trois mots sur l’ancien directeur de l’endroit, un raté dit-on et j’ai peine à fournir des arguments contraires, il s’est replié sur une station de la Mer Rouge, il élève des chats et montre à qui veut le manuscrit du grand roman qui devait le faire connaître. Le soir il regarde des séries. La mention que je fais de sa bizarre passion pour les romans de Margaret Mitchell accorde à cet être inconsistant plus de réalité qu’il n’en mérite désormais et vite, quelqu’un parle de Gaza. »
Extrait du Journal au mardi 15 juin :
« La matinée à l’Immigration. Fasciné, une fois de plus, par l’incapacité de certains de nos compatriotes à se remettre en question : j’en vois un d’une quarantaine d’années -âge où je place, pour ma part, tous mes espoirs d’avoir élucidé enfin le mystère d’être- en train de batailler devant l’ATM. La machine est en anglais, cela l’autorise à taper dessus jusqu’à ce qu’un soldat se propose de l’aider ; alors, mais dans l’espèce de franglish chiraquien que personne ne bite que lui, Jean-Michel engueule le soldat. Une autre, plus âgée encore - d’avoir passé pourtant le mitan de la vie leur devait donner sur le chaos moderne un ascendant incontestable- pérore à voix haute sur sa hâte de rentrer en "pays civilisé" tant, ici, "les gens sont sales et parlent fort". Tout un livre à écrire sur ces étranges voyageurs dont on ne sait trop ce qui les chassa de leur Ithaque sinon, quoi d’autre ? la chimère d’une royauté possible sur ces Sauvages-là. Étonnante, aussi, la bienveillance dont la foule d’ici les entoure ; ce n’est pas aujourd’hui qu’un coup de pied au cul les renverra dans leur pavillon de Pithiviers ou de Châlons-sur-Marne avec leurs cendriers en terre cuite et leur brevet de Moyen-Orient. Leurs considérations de connoisseurs sur la Ville, le terrorisme et la cuisson du riz brun seront quelques temps épargnées au PMU natal et aux abonnés là-bas de Connaissance du Monde mais je suis, moi, désillusionné sur la vieillesse et voilà tout le drame : pour prétendre moi-même demain à la dignité d’homme vrai je n’avais pas conçu de plan B. »
Extrait du Journal au mercredi 16 juin :
« La nuit dernière ai regardé le match. Intérêt pour la chose mi-feint mi-sincère. On parle beaucoup français dans la rue, c’est tout un effort de ne pas suivre les conversations mais, rapidement, l’éreintement d’une journée de plus sur la route interpose entre la foule et moi ce voile que je connais bien : le monde une fois les lunettes ôtées, le monde au réveil ou bien tel qu’on le voit d’un train à très grande vitesse, déchiqueté par les guirlandes d’ampoules et et les rouleaux de bras nus. Hani est du côté de la mauvaise oreille, je n’entends que les basses, on devine pourtant au regard des voisins que son érudition en matière de sport collectif interpelle ; il y a Damien aussi et M., de l’institut. Croisé Boudy à la mi-temps, le plaisir que j’ai à le héler est resté intact avec le temps – plaisir infondé, avons-nous jamais échangé plus d’un quart d’heure ? mais c’est un être frais disposant de réserves de vie et il me semble, à son contact, toute loin qu’elle soit encore tenir en respect l’échéance terrible. Nous vécûmes ensemble un an, il y en a cinq de cela. Nous nous promettons, comme chaque fois, de nous revoir dans cinq minutes, demain, la semaine d’après ; et ce sera alors du vrai, du pour toujours, le serment au sang, l’à-la-vie-à-la-mort auquel, c’est bien commode, nous ne croyons ni l’un ni l’autre mais ces paroles-là sonnent bien dans la belle langue d’ici. Le match finit, nous gagnons je crois et la pauvre valeur de ce Nous me fait répondre de travers aux félicitations des uns et des autres ; les chœurs de la table d’en face, des admirateurs de Rouget de Lisle, m’ont dégrisé. Quelqu’un propose qu’Hani et moi nous nous mesurions aux échecs, enfin ; mais je peine à rassembler mes esprits, ni lui ni personne ne fait mine de commander un plateau, de surcroît les tablées se sont levées toutes en même temps et les garçons du café courent après les indélicats. J’avais pris de quoi écrire, bêtement ; je retrouve le carnet ce matin dans ma poche, y jette quelques notes sur la construction des grands compounds, à l’Ouest, matière à. »
Extrait du Journal au jeudi 17 juin :
« En désespoir de cause suis retourné voir le docteur F., à l’hôpital anglo-américain. Il me prescrit quoi ? la même chose, persiste à ne voir dans ces douleurs intolérables qu’une vague histoire de cristaux dont quatre grands verres d’eau avant de dormir, à l’entendre, suffiront à me débarrasser le sang. Lui demande tout de go si je vais mourir et lui, goguenard : « Parce que c’est l’éternité que vous cherchiez ici ? ». J’aligne les six cents guinées sur la table, vais acheter la poudre à la pharmacie, elle est trop théâtralement effervescente pour y voir autre chose qu’un spectaculaire placebo. Puis à la banque pour acheter des dollars cash. C’est une petite antenne, ils ne veulent pas m’en lâcher plus de deux mille ce qui, par habitude, me fait faire mon numéro d’important dans le bureau du directeur mais l’entrain manque, le bluff ne prend pas, dans l’enveloppe qu’on me tend il y a quarante fois la tête d’Ulysses S. Grant et un mot d’excuse au crayon de mine. L’image restera néanmoins de cette femme qui traverse soudain la salle d’attente, et réveille en moi, sans prévenir, un désir pénible : les vêtements lui contenant mal la chair imposent l’idée d’une densité sublime de la matière humaine, une nudité de pierre vivante qu’on aurait, trop tard et maladroitement, couverte d’un drap fin ; elle marche le front haut et quand nos regards se croisent j’ai peine à soutenir le sien. Je rentre au café pour écrire, deux heures à la chaise de l’angle, des choses sur les compounds ratés que la main d’œuvre soudanaise dessine dans le sable du grand Ouest. Asma, au téléphone, raconte l’arrivée des camelots chinois qui importèrent la méthode du porte-à-porte dans les années 90 : leur carton de phrases toutes faites épinglé sur la manche, leur insistance désespérée et, sans raison non plus, leur disparition du jour au lendemain. Reçu un colis de France, dit le mot sur la porte, mais il y a des droits de douane : je laisserai l’argent à Sherif, l’albinos du café d’en face qu’on peut charger de toutes sortes de commission. »
Extrait du Journal au vendredi 18 juin :
« Nouvelles analyses ce matin : l’infirmière me tire huit longues fioles de sang noir dans le coude et je ne peux m’empêcher de l’insulter mais dans la langue secrète, lâchement. J’ai les jambes qui tremblent dans la rue, le soleil des pare-brise qui trouve hostilement les yeux. Une journaliste, aimable, rencontrée il y a deux jours propose une interview mardi ; belle ambition de renouveler l’image de la Ville sur l’internet francophone, j’insiste pour que la rencontre ait lieu à Halawa et, contre toute attente, elle accepte. On touche là à des équilibres instables, il faudra peser ses mots, taire parfois ce qui compte ou mal le dire, à dessein mais peut-être comprendra-t-elle. Long appel des Roger vers 11h, 20 à Nouméa. Ils rentrent en France, à Évreux où le ministère les affecte sur une zone de remplacement. La procédure d’appel n’a pas abouti, échec mais pour six mois seulement, la faute au décalage de l’année australe qui les voit revenir pour février. Claire a maigri, Kevin s’emporte contre ce métier absurde, ce système sans but auquel il ne fait plus semblant de croire. Je les exhorte – mais Claire me connaît depuis trop longtemps pour m’accorder le moindre crédit en le domaine du destin – à ne pas s’attarder en France, patrie charmante quand vue de loin, où rien en nous retient qu’une façon de tendresse pour la cuisine au beurre et la voix d’Aznavour dans les chiottes d’autoroute ; il me semble, par ailleurs, qu’à notre âge avec un passeport en règle rien ne nous convient mieux qu’une ambition mondiale. Qu’ils nous rejoignent dans le Pays lointain où nous irons nous établir cet automne ? Je n’ose y croire, je balaie ça mais l’idée, trop tard, fait son chemin : l’œil de Kévin s’est rallumé, les efforts pour n’en plus parler nuisent au bon déroulement de la conversation. Quand ils raccrochent nous restons un moment silencieux, Elsa et moi. Les enfants dorment. C’est la première fois depuis des mois que je la tiens ainsi. »
Extrait du Journal au samedi 19 juin :
« L’après-midi avec Mohamed, son épouse, leur fille dans le jardin de la Colonie suisse. Nous vérifions les points de convergence entre sa destinée et la mienne : Sartrouville bien sûr, son goût pour la chose écrite (il raconte avec une aisance étonnante la crise qui amena Antoine, le puîné, à prendre les rênes de Gallimard), son stage à Stains d’où sort Elsa et, c’est amusant, l’appartement qu’il vient d’acheter à Beaumont-sur-Oise que je connais bien aussi (la renommée de la boulangerie du rond-point ce samedi-là franchit allègrement la Méditerranée). Nous évoquons avec des précautions infinies quelques noms dont on sait qu’ils nous inspirent, à lui et à moi, des sentiments contraires – nous n’avons pas besoin d’être d’accord, le tout est de considérer la lumière dorée sur les arbres, les enfants qui jouent au football et de se promettre, qui sait ? un pique-nique en juillet dans le parc de Marly. Sans raison particulière le moment m’enchante, signe qu’il répondait à un besoin, et quand nous rentrons les petits nous dorment déjà sur l’épaule. Mais il y a du monde chez nous, une Irlandaise cherchant à s’établir : j’avais laissé les clefs à Aymen pour cette visite. Je fais l’effort pendant qu’Elsa jette dans une casserole d’eau tiède une poignée de gnocchis. Je supporte mal la langue anglaise et, surtout, l’enthousiasme un peu forcé qu’impose sa pauvreté en adjectifs intermédiaires ; cette jeune femme ne fait pas exception, juge tout ’lovely’ and ’amazing’, les dernières syllabes de chaque mot descendant puis montant comme la sirène du premier mercredi du mois. Elle veut, glisse-t-elle, faire une interview de moi : le propriétaire lui a signalé qui j’étais (Dieu sait qui) mais je me sonde en dedans, comprends que je ne la désire pas, que manque donc ce qui, quoi qu’on en dise, justifie la plupart du temps mon effort d’écouter, et d’ailleurs je n’ai pas facebook. Aymen en arabe et très vite me demande de l’aider à la convaincre. Nous parlons de l’importance du bawab, la confiance oui tout est là-dedans, une très bonne pharmacie en face et le souq l’avez-vous visité ? »
Extrait du Journal au dimanche 20 juin :
« Parti tôt au café, y croise Damien, nous parlons de Boutros et, aussi, d’une dispute qui a éclaté jeudi soir : Boudy et B. se seraient battus, deux amis d’enfance pourtant. Ce café connaît à intervalles réguliers des explosions pas possibles, des nez cassés pour une fille qui passe, un briquet pas rendu et tout-à-coup les alliances se renversent, les serments se rendent, le tout très spectaculaire puisque, je le soupçonne, là est tout. Halawa, chaque fois appelé à prendre partie, ordonne le bannissement d’untel, tempêtera contre l’infortuné deux semaines durant – il ne l’a jamais aimé, les yeux il les a troubles, toujours son intuition l’avertissait – puis, dans une scène d’une solennité étrange, il lui pardonnera : en public, le jeudi soir, la rue timide soudain et surtout, le hadj paupières mi-closes, derrière, qui retient les coursiers de passer dans le champ. Je jette dans mon carnet quelques notes sur les compounds de l’Extension Ouest, j’avance à l’aveugle ce qui est façon de parler quand, au contraire, la vue soudain se dégage sur le récit possible. A. me rejoint vers onze heures : longue conversation sur les états instables de la littérature, ses boues fertiles qui l’émeuvent d’autant plus que son métier au lycée le confronte à son extrémité inverse, ses écailles durcies, ses pans patrimonisés, l’Etranger, les Lumières, Baudelaire-héritier-du-romantisme ânonnés en trois parties égales, grand I petit a. Réflexion un peu étrange, aussi sur l’énigme sémantique qui en arabe fait dériver le mot ’souvenir’ de ’masculin ; un peu fragile, quasi du Quignard et, passé les bons mots que cela impose, reste à comprendre pourquoi cette virilité suggérée de l’acte de mémoire rencontre chez moi si peu de résistance (A. propose la peur chez les femmes de l’espace ouvert, de l’infini possible mais il me semble, au contraire, que le souvenir est une manière de bulle, un univers autoréférent). Nous déjeunons à Mounira, du poulet, deux bières. J’aurai peu avancé. Il habite dans un quartier lointain, connaît du monde mais ne m’invite plus : ma présence, s’excuse-t-il, ne met personne à l’aise. »