Sophie Djorkaeff | Les chemises
Elle assume une esthétique de surface, un rapport à la beauté qui lui permet de se placer sur le bord des attentes. Elle a toujours aimé les bords, celui-ci est en accord avec le reste, ce qu’elle donne à voir à l’autre.
Sa chemise et elle sont en dehors du réel, dans son imaginaire. Sa démarche et ses gestes dans sa chemise sont tout à fait ce qu’elle est, elle s’approprie le composant masculin et libre du vêtement, accepte un découpage flou à l’intérieur.
La chemise d’homme est son vêtement magique, le révélateur de son affaire secrète, la vérité cachée qu’elle affiche. Les différentes identités se modifient avec le temps, d’un jour à l’autre, selon les ciels, mais la chemise d’homme reste.
Dans la chemise se trouvent aussi la maison, le point de départ de ses errances et ses retours. Le vêtement porté, comme substance incarnée.
Lorsque les bouts de soi se fragilisent, elle se rend compte que la chemise résiste, elle a toujours son rôle à jouer, le matin, elle se lève et la revêt.
Dans la carrure de la chemise d’homme, elle est à la fois sensuellement fine et deux fois plus grande qu’en vrai. L’ampleur de la chemise comme langage personnel, elle est à l’aise dans sa chemise bleu ciel. Cet espace entre le tissu et la peau devient son nouveau lieu d’habitation, elle est chez elle, territorialité incontestable. Les frontières disparaissent, elles s’évanouissent dans le coton, son image s’approche de sa seule perception subjective. Ça compte.
Dans la chemise, son corps est encore plein de lui. Marqueurs.
Le texte examine un amour déchiré qui tente de résister à sa transformation, dans une narration où plusieurs voix font irruption et interrogent l’autrice, sur fond d’images oniriques.
Je construis la digue chaque jour pensant être sur la bonne voie, m’efforçant d’écraser l’ennemi, mais le travail est détourné par une force contraire en arrière de mes lignes. L’obstacle se refuse à être dépassé, je persévère, mobilisée, volets entrebâillés.
Par chance, les départs en vacances sont proches. Les valises se remplissent des possibles bonheurs qui attendent au soleil. La crème, le chapeau, les cigales, se vêtir, se dévêtir, s’approcher de son corps, le plonger dans la mer, tous les jours espérer. Partir, grandir, et oublier. Entrer dans une villégiature, décrocher, accepter l’épanouissement salé.
Depuis Paris, je rentre dans l’imaginaire des fonds de l’eau, cours dans les dunes, mes pieds m’emmènent sur des îles peuplées d’oiseaux. J’ai faim de poissons d’or, de fruits acidulés, mais par où commencer ? Le fantasme marin me traîne dans des rêveries bleu nuit, la réalité s’estompe, et le monde s’adoucit au milieu des monstres de la mer.
Uncharted territory
Dans toutes les circonstances auxquelles elle pense, il est là.
Souvenir d’elle sans lui, la mémoire n’y va pas. Il est toujours sur le pont, ou dans la maison au bout de l’embarcadère, au cœur de la structure. Elle sait ce qu’il est.
Leurs imaginations la nuit se croisent dans un enchevêtrement comme dans un maquis, elle a même l’impression que leurs pensées se parlent. Une cartomancienne lit dans les lignes de sa main, elle voit un avenir. Interroge dans les tarots divinatoires ce qui est personnel : défini le degré zéro de deux individus, aux destinées mêlées, au centre l’une de l’autre.
Les peaux brunies et exposées en se touchant se pénètrent entièrement. Un soleil tape sur les bras, fait monter les pigments, les peaux qui dorent en même temps. Sans miroir, il n’y a plus de soi, on n’en perçoit rien, une paire de poissons-anges. Elle ne craint pas l’effacement, voyage dans le territoire renouvelé des bordures, divague un peu, touche les rebords de la limite de soi. Éloigner la fragilité dans le jardin, pour que rien ne se brise.
L’habit amoureux retiré, il demeure deux corps qui ne se connaissent pas sans l’autre, les papiers d’identité, une situation familiale qui gardent une trace de l’unité, profonde, mais inconnue.
Elle accepte son sort, assume sa liberté dans l’isolement parisien, non soumise et légèrement brillante.
On grandit dans le partenariat, on se répand, on ne se distingue pas, imbriqué, englobant, éternellement nus dans la même rivière.
* Un proverbe arménien dit que la roche est très dure, l’arbre solide, l’animal parfois féroce, l’être humain fragile et que Dieu est ce qui existe de plus vulnérable…
Il a erré dans ses rêves. Son souvenir laisse une présence diffuse, son odeur part dans l’eau de la mer du premier bain ce matin à Pino, où les cent-soixante-six âmes en bas du hameau dorment encore.
Elle se demande s’il aimerait rentrer, repense à son humiliation. Quand elle songe aux deux années passées, elle enrage, repasse les mensonges et les excuses minables, réprime ses pulsions absurdes. Aucun fantasme de retour, plutôt une envie de révolution, un réexamen de l’ancien modèle, pour mettre sa cuirasse à l’épreuve.
L’insurrection armée s’organise. Je ne dois pas fermer les yeux, car derrière les paupières apparaissent de tumultueuses et vivantes envies de rouvrir les moulins à eau, pour laisser l’après-midi se fondre dans le soir, et risquer d’autres promesses à la parole donnée.
Il rit, elle se tient à distance. L’amour se nourrirait bien de vérité comme à son habitude, comment a-t-elle pu penser à se brader pour le voir revenir, dire qu’ils se sont trompés.
Pourquoi n’a-t-il rien fait pour qu’elle oublie sa faute ? Elle croit tous les jours le contraire d’hier, seule chose qui subsiste, le manque.
Lame séparatrice.
*miroir semi-réfléchissant
La Méditerranée donne beaucoup, mais ce matin elle refuse de nous laisser entrer. Elle est furieuse. On sait que l’essentiel se trouve là, on la scrute pour percer ses mystères, qu’elle se révèle. Comme la Grèce avant elle, la Corse propose une figure nouvelle, elle a la puissance d’un engagement religieux, qui reste au-dessus de nos têtes même lorsque le pacte est brisé. La croyance ne disparait pas, elle est plus forte que tout, du moins c’est ce que l’on croit.
En fin de journée, le bruit des vagues faiblit, la lumière s’adoucit, ne renvoie plus le blanc aveuglant des rochers brûlants, ou leur fureur accumulée. Les habitants de la marina de Scalo patientent sur le caisson de béton, ils attendent pour nager, ils savent depuis toujours que c’est elle qui décide. Elle est libre, elle se déchire, endure ses propres états d’âme, trouve sa force dans sa résolution. Parfois, le vent dure six jours. Devant elle, on sait que rien n’est insurmontable, qu’on est solidement enraciné à quelque chose, à quelqu’un. On s’en souvient quand on est là, à la regarder se déchaîner.
Les chaises sont disposées en direction de l’ouest sur un lit de posidonies. On se désaltère.
Le déséquilibre affiche ses contours, il n’est pas infini, c’est un soulagement de le voir s’arrêter sur le bord du rivage. Un début de consolation se forge devant cette mer démontée, on sait qu’il est temps de renoncer à une partie de sa fragilité, que le libecciu va cesser d’infliger ses rafales.
La résolution du problème demande de faire des calculs, des hypothèses, puis de conclure. L’option retenue prend forme, une vague réaliste lui passe dessus, on ne peut plus étouffer l’information.
Les cyprès, le couvent. Cesser de s’habituer à la blessure.
Le corail sèche au soleil, calé sous deux gros galets. La stupeur me saisit. Un fragment de la grande barrière a pénétré la maison. L’ivresse des profondeurs m’envahit. Je vois surgir une figure d’épouvante dans ce squelette ramifié posé par terre et à la vue de tous. Je suis comme lui asséché, dans sa sculpturale et flamboyante beauté, loin de mes eaux chaudes et de mes lagons bleus, je prends conscience des dangers. Cette extrême lucidité perce ma peau comme des aiguilles empoisonnées. Détachée des roches profondes, je ne fabrique plus de légende, juste des hallucinations. Je tue cet homme qui a fait entré dans notre lieu sacré la gorgone méduse. La frontière entre deux mondes est bafouée, j’endure encore sa méthode qui déshonore.
Devant ce morceau de corail, et malgré les chefs-d’œuvre passés, je deviens un petit être rabougri, alors que lui, auréolé de légendes, creuse les fonds marins de l’exode réussi.
Intoxication du territoire familial au Yucateco XXXheat, nid convoité.
Les glaïeuls violets retombent de chaque côté des petits vases de porcelaine. Les tiges se courbent sous le soleil sans se casser. Elle les dispose à intervalle régulier sur la longue table du déjeuner. La paysanne cultive aussi des renoncules au corps charnu. Leurs couleurs hurlantes se taisent. Elle ajoute un camélia jaune et une pivoine délavée pour le courage. Elle se dit que fondamentalement tout est là. La beauté du lieu la ravit, la présence de la nature dans ses petites œuvres libres la surprend, lui donne l’impression de parler au ciel. Les jeunes adultes sonnent à la porte, la serrent, ils lui sourient. Elle est de retour dans son univers organisé comme dans un tableau. Tout le monde a un rôle à jouer, un paradis se dévoile. Les corps se croisent dans la cuisine et au jardin, on prépare la célébration. La sève a monté, elle s’écoule sucrée, on cache les marques de brûlure aux invités, on concentre son attention sur l’énergie des fleurs.
Il y a sur le palier une autre femme. Elle attend, impassible, les bras croisés. Sa confiance a le temps, elle connait l’issue des choses qui avancent à leur allure. Elles produisent la fatigue de ce qui se déplace péniblement, du démembrement de l’ensemble. Son corps ressent les effets secondaires d’une charge portée longtemps qui se retire, une émancipation des ancrages de l’enfant. Elle éprouve dans la poitrine, juste en dessous de la gorge, une sensation d’ouverture comme une évolution naturelle, une eau cristalline qui la traverse de haut en bas, inondant d’une vérité nouvelle chacune de ses cellules, ses yeux, sa mâchoire, ses coudes, son bassin. Elle laisse émerger son alter ego dormant, libérant une douleur enfermée. La femme du palier porte des escarpins mordorés, elle est séduisante dans son économie d’elle-même. J’ai hâte de la voir entrer dans sa nouvelle maison. Il existe donc un autre lieu, elle s’avoue enfin qu’elle l’a toujours su. Un espace moins circonscrit que celui dans lequel elle a passé son existence, un espace oscillant entre paix et angoisse, pas le palais de son mariage, mais un intérieur sans garantie, avec ou non un lit. Un opposé à tout, une géométrie variable de fenêtres et de murs, dépourvus de volets. Quelle étrangeté d’avoir envie d’aimer au moment de tout perdre, quand le royaume brûle et part en fumée, quelle étrangeté d’éprouver l’opiniâtre envie de transformer, pour franchir intacte la frontière de son âme.