« sous la lumière qu’on a créée »
Mardi 15 février. - Ce matin, le Cahier Emplois de Libération est consacré à l’emploi des jeunes : « Chômage des jeunes : la roue de l’infortune » évoque la génération qui a « débarqué sur le marché en 2001 », marché du travail, s’entend, vocabulaire qui explicite avec quelle absence de considération on envisage le travail aujourd’hui : un marché où les uns vendent (leur « force de travail ») et les autres achètent. De « métier » il est de moins en moins question, de même que de savoir-faire et de qualités professionnelles. Pourtant tout cela existe. Des jeunes apprennent encore des « métiers » : des gestes précis à accomplir avec exactitude, le maniement d’outils particuliers, un vocabulaire, une histoire, les apprennent et les apprécient. Je pense à ceux des stagiaires de Charleville qui ont des CAP de couture, d’horticulture, de maçonnerie. Il semble que là où il y avait, il y a peu, un « métier », le monde actuel s’évertue à dévaloriser cette notion et à la remplacer par celle d’« emploi ». Mais occuper un emploi n’est pas exercer un métier. Dans une interview le sociologue Louis Chauvel explique : « Le monde économique rétribue de moins en moins un mérite véritable, lié à la qualité d’un travail... » Dernier article, à la mission locale de Massy (Essonne) une rencontre avec deux jeunes gens sortis du système éducatif en 2001. Selon une étude du Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications, organisme public sous la double tutelle des ministères de l’Éducation nationale et de l’Emploi), « ce sont les jeunes ayant des contrats précaires et travaillant dans le secteur industriel qui sont le plus touchés ». Quand le stage de réinsertion sociale et professionnelle finira, le 10 mars, les jeunes gens qui y participent cesseront de percevoir leur allocation de stage, je me demande comment vivront certains qui, déjà, prennent leurs repas aux Restos du Cœur.
Gare de l’Est, les premiers groupes de lycéens partent à la manifestation prévue cet après-midi à partir de la place de la République.
L’eau est très présente entre la gare de l’Est et Charleville-Mézières : le bassin de la Villette et le canal de l’Ourcq, la Marne, l’Aisne, le canal des Ardennes, et un certain nombre de cours d’eau, rivières et ruisseaux dont j’ignore le nom. Certains sont sinueux si bien qu’on les franchit plusieurs fois, on en longe d’autres sur plusieurs kilomètres, on les perd et on les retrouve. Il y a également des étangs naturels et des plans d’eau aménagés en zones de loisirs par les communes. Sur les canaux, des écluses et des péniches. Dans les bois et les champs, des ornières et des fossés.
Meaux, 11h 48 : un attroupement devant la Banque de France.
Autour des gares : les Hôtels de la Gare et Cafés de la Gare, une Carrosserie de la Gare, des Pharmacies de la Gare, des Restaurants de la Gare, des Terminus (hôtels ou cafés).
Épernay, 12h33 : la tour de château gothique des champagnes Mercier et les entrepôts en briques rouges et blanches qui longent la voie ferrée. Sur des cartouches bleus, les noms en lettres blanches des villes où s’exportait (et s’exporte toujours, j’imagine) le champagne : La Haye, Alger, Naples, Tunis, Hambourg, Buckarest (sic), Stockolm(sic), Bruxelles, Liège, Vienne, Londres, Copenhague, j’en oublie.
C’est Rabea qui a choisi le texte d’ouverture de Rimbaud : « Jeune goinfre » de l’Album zutique. À partir de textes écrits la semaine précédente, j’explicite ensuite ce que sont un texte qui décrit (quelqu’un ou quelque chose, un instantané), un texte qui raconte (une histoire qui se déroule dans le temps), un texte qui imagine (en décrivant ou en racontant), avec l’idée que comprendre ce qu’on fait, maintenant ou plus tard, aide à continuer.
Puis nous rassemblons les noms de lieux qui figureront dans l’abécédaire tels qu’ils apparaissent dans la chronologie du « Poésie/Gallimard » consacré à Arthur Rimbaud et les textes déjà écrits.
Deux abécédaires sont possibles : l’un qui ne connaissant pas, au départ, les lettres ni les mots dont il sera composé s’organise et se déduit à partir des textes écrits (c’est la démarche que j’ai choisie) ; l’autre qui, s’appuyant sur l’alphabet, suscite les textes nécessaires (c’est la démarche d’Annie Gilles). Celui qu’élabore ce stage sera une rencontre entre les deux.
Ensuite, préparation du voyage à Paris prévu pour demain.
Le « Inch’ Allah » que prononce une jeune fille en partant, équivalent de notre « on ne sait pas de quoi demain sera fait », exprime l’importance que représente pour la plupart (qui n’y sont jamais allés) ce voyage à Paris, je ne l’ai jamais entendu dire quand, à la fin des séances précédentes, nous nous sommes dit « à mardi prochain ».
Dans le train de retour je lis Pow Wow. L’atelier de Claude Margat. Accompagné des belles photos en noir et blanc de Jean-Paul Auxéméry, il s’agit d’un entretien de celui-ci avec l’artiste édité à l’occasion de L’horizon des cent pas, une exposition d’encres de Claude Margat qui s’est tenue à la Médiathèque François-Mitterrand de Poitiers du 6 avril au 29 mai 2004.
Sur le rabat du calque qui porte deux encres rouges, cette phrase : « Les faits multiples coexistent sans se nuire ».
Selon Claude Margat (c’est pourquoi j’évoque ce catalogue ici), l’œuvre d’Arthur Rimbaud serait toujours à l’Index au Vatican, probablement « Un cœur sous une soutane ».
Mercredi 17 février. - En début d’après-midi je rejoins les stagiaires, tous là à l’exception de Caroline, sous la pyramide du Louvre.
Robert et Anne Cara conduisent et commentent la visite.
Certains, qui s’exposent plus que d’autres à regarder, s’étonnent des tableaux qui représentent des objets familiers (livres, fleurs, fruits, animaux, drapés, voiles) et des scènes de la vie quotidienne (repas, marchés, promenades) davantage que des couronnements et des batailles qui leur paraissent en accord avec la taille et le décorum des salles et galeries que nous traversons.
Dans une scène saisissante de Si loin de l’Euphrate. Une jeunesse d’artiste en Irak, le calligraphe Hassan Massoudy raconte quel choc et quel émerveillement ce fut pour lui quand par hasard, à l’âge de cinq ans, il découvrit ce qu’était une image.
C’était la première fois de ma vie que j’en possédais une. Nous vivions dans une ville sacrée où l’image était totalement absente. Elle est mal vue en Islam, surtout l’image d’un être vivant, à cause de l’idolatrie des tribus arabes antéislamiques. Comme Nadjaf, notre ville, était à l’écart en bordure du désert, il y avait peu d’importations, si ce n’est de l’essentiel. À la maison, il n’existait qu’un seul livre, calligraphié à la main, le Coran. Il ne comportait bien sûr aucune image. Dans les années cinquante, à Nadjaf, il n’y avait ni magazines, ni cinéma, ni télévision. Les enfants de mon âge n’avaient aucun moyen de voir des image, je n’en avais jamais vu d’autre.