Aude Pivin | Souvenir du lieu qui sauve
A propos de Blockhaus de Maud Thiria paru chez Aencrages & co en 2020
Blockhaus est un mot étranger, un lieu clos, une chambre d’écho de souvenirs et de peurs. Le mot vient à la fois d’une autre langue et du passé, même s’il a laissé des traces sur certaines plages, certains talus, certains endroits de France. Jusqu’au poème de Maud Thiria, je ne m’étais jamais dit qu’il renfermait dans sa structure le mot maison.
On entre dans le poème de Maud Thiria par la matière de cette maison : rugueuse. Ce bloc de béton inamovible vit en marge, en terrain sauvage. Ses voisins et voisines s’appellent ronces, barbelés, orties. Mais le blockhaus offre un refuge. Une cachette interdite pour l’enfant, même si ce n’est pas pour y jouer. D’emblée le décor est posé à travers trois mots alignés entre les pages une et deux : blockhaus – enfance – guerre.
Ces mots bombardent immédiatement mon oreille. Car c’est d’autres pays que ces associations d’images de guerre et d’enfance proviennent (par l’intermédiaire d’un photographe qui aura pris devant un pan de mur effondré un enfant recouvert de poussière couvrant d’une main les yeux de sa poupée).
L’enfant du poème de Maud Thiria cherche pourtant refuge par temps de paix, trouvé dans un blockhaus au fond d’un jardin.
Blockhaus au fond du jardin
bordé de fil barbelés ou d’orties
– c’est selon où tu tomberas
déjà leurs cris de lutte
et toi blessée qui ne veux pas
d’eux
de l’aigreur que tu sens couler
le long de tes cuisses
rougies
comme étrangère
cette langue
amassée en toi
blockhaus
en ta terre meuble d’enfant
tu y as tellement bloqué tes os
ici repliée
Comme si l’enfant avait traversé un champ de mines d’orties et de ronces, elle y arrive toute déchirée, la peau rougie, et à travers ce bloc-matière-de-peau-carapace, tapie là, elle écoute les murmures au loin du monde menaçant.
ne serait plus
monticule de béton brut
sur cette terre lorraine dévastée
où tu te tiens debout
ravagée toi aussi
blessée des jeux de guerre
et des mots comme des pierres
lancées contre toi
en jets de langue maternelle
L’histoire se déroule en Lorraine, on l’apprend page dix-huit. Percent alors des images de plusieurs guerres sur cette terre particulièrement meurtrie. Et la peur fait écho à d’autres : fantômes de grands-pères ou d’arrière-grands-pères, peut-être cachés là un jour. Soudain toutes les menaces se rejoignent et des cris se mettent à résonner dans cette chambre d’écho. Se pourrait-il que la résurgence soit provoquée par ce qui se trame dans la maison ? La maison familière et familiale se tient au bout de l’allée. Des adultes y vivent mais c’est un lieu paradoxalement fermé et sans visages et dont on ne saura rien. On ne saura pas non plus de quoi est faite cette « guerre d’enfance. » A nous d’imaginer ou de puiser dans nos propres souvenirs pour combler les silences pudiques du poème.
Soudain le blockhaus devient le lieu d’une métamorphose. Le corps poussé par son désir, forcément interdit, veut grandir, déployer sa structure, et grandit, par le déchirement. D’abord à l’étroit, quelque chose se mue à l’intérieur, comme la langue aujourd’hui transmue le corps du blockhaus en mots sur la page, et laisse filtrer par interstices lumineux le désir, transgression vitale.
Le refuge est vivant, le refuge remue, laisse passer des couleurs et des odeurs d’humus et de joie : terre, champignons, groseilles de cet endroit sauvage. Dans cet ensemble, des éclats extraordinaires de vie surgissent comme les girolles « t’explosant au cœur », son langage. Et les bombes et les girolles explosent côte à côte dans ces champs de mines (d’obus et d’or) de la Lorraine où la langue du poète se forge.
En redessinant les contours du blockhaus dans une suite de strophes et d’échos, le livre, dans un renversement ultime, devient maison. Objet de peur, lieu d’envol, poli au fil du temps dans la mémoire et le cœur du poète, le blockhaus finit par être lui-même renouvelé dans le corps de sa langue.
Blockhaus en toi toujours
repli fossilisé au fond du cœur
dont il a pris la forme et la texture
béton arrondi granuleux
comme une pâte de verre
dont tu sens l’éclat en toi
lumière crue d’un monde en guerre
éclat d’obus en forêt
mine de friches et de boue
d’où surgissent
les mots comme des girolles
à la corolle claire et salie
Aude Pivin