Un autre Burroughs : John

(L’image se retourne comme la terre.)

La main amie avait utilisé la Poste pour m’adresser ce livre mince (24 pages), à la couverture en papier vraisemblablement recyclé, où l’on détecte l’incrustation de ces fibres ressemblant à des brindilles printanières.

Le nom de l’auteur : John Burroughs, faisait immanquablement penser à un autre poète américain, prénommé William, dont la drogue fut plus dure, moins « naturelle », mais les paradis sans doute pas aussi « artificiels » qu’une locution commune entend le faire croire (bientôt des « fumoirs clos pour les accros », écrit Libération du 11 avril).

Le titre : Les Yeux perçants, renvoyait à Sharp Eyes, écrit en 1878, un des éléments du puzzle de l’œuvre traduite pour la première fois en français par Joël Cornuault, libraire et éditeur.

Celui-ci, dans sa scintillante préface, le précise d’ailleurs :

« Ce sont quelques extraits seulement, quelques gouttes de John Burroughs (1837-1921), puisées à ses tonneaux - une trentaine de volumes en tout, où se trouve emmagasinée dans la langue américaine une liqueur qui évoque surtout les paysages de l’Etat de New York où il naquit ; ses habitants animaux ; ses saisons et le travail des fermiers qui constituaient son milieu d’origine.
Trop pastoral, pas assez agressif, cet alcool n’a jamais franchi l’Atlantique au cours d’un XXe siècle européen largement fait de révolutions et de guerres, d’industrialisation et d’urbanisation. Aucun de ses tonneaux ne fut mis en perce et traduit : champion des campagnes, des granges et des vergers, John Burroughs semblait être aussi celui des perdants, un petit romantique bousculé et effacé par l’ère de la machine. »

Conjonction de temps : « Je me suis borné, écrit encore Joël Cornuault, après la traduction de Construire sa maison qu’assurent les éditions Premières pierres, à donner un petit « répertoire de la nature », pour reprendre la belle expression d’André Breton (laissant de côté les essais de « culture »), plein de sensibilité et finement observé. »

Il y a trois ans, au mois d’avril exactement, la collection d’André Breton était dispersée aux quatre vents marchands, salle des ventes Drouot à Paris.

John Burroughs (April, 1877) :

« Avril, à son plus beau moment, est la plus tendre des salades tendres. La pointe acérée de la pousse d’herbe est son symbole. Les sens - la vue, l’ouïe, l’odorat - ont faim de ces témoignages délicats et presque spirituels, autant que le bétail est avide de brouter ses prés. Comme il nous émeut, nous rendant tous ensemble heureux et tristes ! Les chants des premiers oiseaux, des migrateurs, les nuées de pigeons traversant le ciel ou envahissant les bois, la corne elfique de la première abeille qui s’aventure loin au milieu du jour, la note claire des petites grenouilles dans les marais au couchant, le feu de camp dans les érables à sucre, la fumée que l’on voit de loin s’élever au-dessus des arbres, la nuance de vert qui soudain colore pentes et monticules ensoleillés, la limpidité parfaite des ruisseaux, le soleil qui croît et réchauffe - combien l’oreille et l’œil ardents remarquent ces choses et tant d’autres qui leur ressemblent ! Je suis né un mois d’avril et je renais à de nouveaux délices, à de nouvelles surprises chaque fois qu’il revient. Son nom me ravit d’un charme indescriptible. Ses deux syllabes font penser à l’appel des premiers oiseaux, telle la moucherolle phebi ou la sturnelle des prés. Ses neiges elles-mêmes ont un pouvoir fertilisant ; on les appelle l’engrais du pauvre. »

Lire ces phrases actuellement, qui vont bien au-delà d’un genre « bucolique » et atteignent un univers sensible proche de celui de Walt Whitman, c’est véritablement boire « l’élixir de John Burroughs » (Joël Cornuault).

On rêve soudain d’exil à la campagne et l’on prend plaisir à imaginer alors l’herbe folle qui pousserait aussi entre de lointains pavés parisiens.

Dominique Hasselmann

12 avril 2006
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