Un fragment sur Balzac

Toutes les fois que je passe àLa Châtre, je pense àBalzac. Non pas en traversant La Châtre du nord au sud, cela se fait par le centre, et il n’y a que des pharmacies, des maisons retapées avec colombages àl’authentique, des bars, une librairie, un distributeur du Crédit Agricole (il est vrai que j’y prends parfois de l’argent, et on devrait penser àBalzac toutes les fois que l’on prend de l’argent). Non, je pense àlui en traversant du sud au nord, direction Bourges, où un sens obligatoire vous dévie dans des faubourgs endoloris àgrosses maisons de notaires avec glycines, volets peu ouverts, tilleuls, personne. Alors c’est l’Issoudun des demi-soldes, l’Alençon des antiques, le Sancerre de la pauvre Didine : c’est province comme il n’y en a plus. Je me demande si on y a encore le loisir et la passion de s’étriper pendant toute une vie pour un héritage, maintenant que tout va plus vite. La lenteur est restée làcependant, la lente et terrible vie. Ils sont là, derrière les tilleuls tout au fond des cours, ceux qui sont partis chercher du grain et sont revenus sans paille. On ne les voit pas, ils se cachent de père en fils dans des blouses de pharmaciens, ils colligent des dossiers, des actes timbrés, la poussière les tient. Ils sont là, derrière les grappes de glycines, les poètes qui ne sont pas devenus poètes, les lions qui sont devenus chiens, les amoureuses qui ont vainement brà»lé jusqu’àla vieillesse, et dont toutes les supériorités ont fait plaie dans l’âme au fur et àmesure que le froid de la province les saisissait, les gelait, doucement les broyait là- et leur laissait le temps, tout le temps d’y penser.

Pierre Michon, © éditions Verdier, 1997
21 janvier 2002
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