Gérard Noiret | L’enfant de Vieux

chroniques (extraits)

Août 94 - Le figuier, la chapelle corse, le réverbère éclairant la terrasse ont fait de leur mieux. Cela devait être un coup de téléphone amical et je me retrouvais dans un cas de pédophilie. Au retour d’une des colonies organisées par mon service, une quinzaine de familles venaient de porter plainte contre un animateur. A ma fille était reproché de n’être pas intervenue. Abasourdi, j’ai regagné la location. Je me suis entendu expliquer qu’un enfant avait bien accusé le moniteur de son frère "de l’avoir touché sous la douche" mais qu’il est fréquent un animateur aide à la toilette des plus petits, qu’elle n’y avait pas vu de malice, que le directeur-adjoint venu activer le départ des campings avait jugé pareil l’incident, qu’aucune autre plainte n’était parvenue aux oreilles de l’équipe... Contemplant le golfe, j’ai pensé aux gosses, aux répercussions de l’affaire. J’ai repassé en mémoire mon suivi, les réunions avec les organisateurs du séjour et mes dérisoires exigences de sécurité, la visite de trois jours au chalet. Le petit chien sentait le malaise. Il ne savait pas qu’il vivait son avant-dernière nuit.

Nous nous sommes couchés après la décision d’écourter les vacances. Cerné de toutes part, consicent, j’ai poursuivi, pour m’endormir, l’élaboration mentale de ma fresque ; laissant venir les mots à la conscience pour mieux les abandonner. Je ne suis qu’une sorte de caïman, un animal lamentable qui, incapable de mâcher ses proies, les met à pourrir sous la surface. Depuis dix ans, je travaille ainsi à ma Grande Forme, achevant six ou sept ans plus tard et dans une signification globale souvent étrangère aux premières rédactions les poèmes entrepris, les soumettant aux lois de la sonorité et d’une structure en partie préétablie ; compensant mes manques par l’inimaginable du vécu et le pourrissement du temps. Pour tenir la contradiction entre mon travail et mon activité constante d’écrivain, je procède toujours ainsi, me protégeant de l’un par l’autre, de l’autre par l’un.

septembre 94 - Je suis arrivé, les responsables politiques avaient porté plainte contre le coupable, un dispositif de soutien psychologique avait été établi, mes collègues avaient réagi. J’ai fait un état des lieux. Il n’y avait eu ni viol, ni pénétration. Niant les deux cas de fellation reprochés, X avait avoué les attouchements. Plusieurs enfants étaient perturbés. Aucune faute, si ce n’est de ne pas avoir "prévu", de ne pas avoir été assez vigilants", n’était retenue contre les moniteurs. La bonne foi de ma fille était reconnue, qui "n’avait jamais imaginé ce que ça pouvait être". J’ai reçu, catastrophé, les adultes et des adultes. J’ai écouté les reproches (1), l’incompréhension, la véhémence. je me suis efforcé de me mettre à la place. j’ai expliqué que le coupable, âgé de 28 ans, père d’un enfant avait toujours pris soin d’agir en parfait professionnel, de composer avec nos mesures d’organisation. J’ai discuté et discuté. Même si je me suis tenu au courant des répercussions concrètes, cela a fini par donner un caractère abstrait, rhétorique à ce qui était maintenant l’Affaire. Après vingt ans de métier, après avoir été mis au contact de la drogue, du recel, de la prostitution, après m’être heurté à l’aveuglement des citoyens, j’ai découvert la perversité sexuelle et l’accusation de ne pas avoir su.

Un après-midi, un père algérien est arrivé, prêt à frapper, nous reprochant de cacher la vérité. Il a fallu quelques minutes avant que je devine que la police remontant dans le passé de X, avait contacté sans précaution les familles. Je suis rentré avec lui dans mon bureau sous ses insultes : le fonctionnaire qui ne sert à rien, qui s’en met plein les poches, les pourris. Après une bonne heure de véhémence, après avoir prononcé des menaces de mort, il a conclu en avouant que son fils n’avait rien subi, que seuls sa femme et lui souffraient : "Ce salaud, il a touché à mon âme". J’ai promis de faire des démarches auprès de l’employeur de son épouse, j’ai fourni l’adresse d’un psychologue et d’un avocat, puis je l’ai aidé à sortir. Il était littéralement vidé. Le regard fixe, je suis resté devant la fenêtre qui ouvre sur la cour d’une école maternelle. Le surlendemain du coup de fil, après avoir dormi sur le ferry, pénétrant dans l’entrepont, nous n’avons pas entendu le petit chien aboyer. Il était sur la banquette, froid. Les caresses, l’arrêt chez un vétérinaire à quelques kilomètres du port, le voyage avec la perfusion, les larmes, l’espoir lorsque l’animal a repris conscience, rien n’y a fait. Il est mort dans la nuit.... et là, contemplant la pelouse avec ses jeux et les oiseaux qui l’occupent avant et après les récréations, j’avais encore à l’esprit ses soubresauts, son regard aigu de souffrance. Ce regard, au-delà de la distinction entre les animaux et les humains, je l’avais surpris un instant chez mon interlocuteur.

Novembre 94 - Une ville au-dessus de tout soupçon. En quelques semaines, les dénonciations ont fleuri : un professeur de sport se déshabillant dans un vestiaire a été l’objet de rumeurs, l’équipe d’une autre colonie à été accusée de faire l’amour devant les enfants... Parlant à des amis de ces événements, de certains épisodes marqués par le populisme, j’ai plus d’une fois entendu en moi des accents céliniens qui m’ont fait peur.

Quatre-vingt familles environ ont été interrogées. Bien que la grande majorité de celles-ci se soit comportée d’une manière responsable, l’enquête, tout en circonscrivant les faits aux actes de X, a fait ressortir, à un moment ou à un autre, des traumatisme sexuels plus ou mains anciens des parents, un état de crise. Pour ne pas parler des sévices, des abus sexuels pratiqués derrière la porte d’un domicile fixe par un père, un beau-père, venu nous incendier.

Au service, nous sommes dans une situation d’autant plus fausse qu’après deux mois nous n’avons toujours pas rencontré d’enfants dans la mesure où les parents refusent tout contact, et que, chargés d’informer, nous nous heurtons au silence médical, au secret de l’enquête, au monde de la justice. Depuis des semaines, mobilisés par la tourmente, je vis au jour le jour. Tout juste capable de poursuivre la lecture de Proust commencée sept mois auparavant, manquant mes rendez-vous, désertant les comités de lecture, incapable d’être moi. J’ai beau me dire que cela reviendra, que je suis juste sous le coup des deuils majeurs qui m’ont affecté avant le déclenchement de la tourmente, j’en arrive à penser que je me trompe en organisant mon existence entre des mondes (celui de l’écriture et celui de cette banlieue) sans communication possible. Qu’auraient crié mes accusateurs s’ils avaient su qu’en plus j’écrivais ? Que je me fourvoie en tenant que les nécessités de l’écriture et les réalités sociales s’exhortent. Que je ferais mieux d’abandonner une fois pour toutes ce monde des cités qui ... Mais à l’inverse, qu’aurais-je encore à dire si je mets à jouer les riches, n’en ayant pas les moyens ? L’intuition qui m’a fait, il y a quinze ans, démissionner de mon travail de journaliste littéraire par peur de devenir dans un milieu qui n’est pas le mien un nègre blanchi, est maintenant une conviction totalement établie.

Décembre 94 - Poursuivre en revue l’aventure connue en dirigeant une collection. connaître à nouveau, le plaisir de découvrir des textes provenant d’un substrat différent de celui imposé par l’université, l’habituel recrutement sociologique, l’imaginaire amoureux masculin. Et, simultanément ; explorer la cité, me nourrir de l’altérité jusqu’à ne plus pouvoir déceler dans les mots ce qui est de moi ce qui est des autres, profiter de cette fonction publique qui me met en position de vigie.

(1) Ceux qui s’offrent à une réplique immédiate (cette mère maghrébine reprochant d’avoir embauché un moniteur aux cheveux bouclés), comme ceux qui laissent sans voix parce que c’est arrivé, parce qu’on a mobilisé les équipes contre les accidents naturels, la drogue, les actes contre les filles pas pas contre les garçonnets ;

(2) Une constante dans les propos les plus outrés : la trace du traitement audio-visuel des affaires nationales : tel reprend à mon adresse la formule "responsable mais pas coupable" ; tel journaliste régional use du qualificatif de SDF pour X, sans autre raison que le portrait de "l’auteur de la tuerie de Paris" qui vient de faire la une des journaux ; telle habitante d’une cite difficile dénonce en nous la "collusion des nantis"...

(3) En sachant que les lois de l’écriture doivent avoir le dernier mot.

Avril 95 - 7 fois en 16 stations, la même irruption : "Mesdames et Messieurs.... excusez-moi de vous interrompre...". Avec, à chaque fois, à peu de chose près, la même gestuelle, le même aveu d’une faute inventée ou réelle : "Je sors de prison, oh pas pour grand chose..." supposée être un gage de vérité. Tout se passe comme si une mise en scène incapable de développement multipliait les coryphées se dégageant du choeur sans parvenir à dépasser l’introduction de la tragédie proposée.

Février 95 - La "douleur de l’autre" s’est d’abord présentée sous la forme de photographies (Le "supplice des mille morts" dans un livre sur Bataille consulté en cachette, les camps de la mort, le napalm américain au Viêt- Nam...) m’amenant à réfléchir - mais, en ce qui concerne les clichés de presse, comme des millions d’autres au même moment ou presque - Puis il y a eu les idées toutes faites sur le bonheur, les constats sur le malheur qu’argumentaient les statistiques admises et l’expérience en flashes du "porte à porte", le militantisme l’espoir et la transformation sociale qui insidieusement trouvent leur fin en soi. Ce rapport abstrait au monde aurait pu se poursuivre. Il y a eu à partir de 78, le séisme qui a relié l’échec (politiques, amoureux, intellectuel) à la fréquentation quotidienne de la misère. J’ai alors découvert une autre banlieue, une autre réalité des lieux communs et des plaisanteries convenues de notre langue. J’ai vécu, malgré moi, là où se concentre la souffrance sans prestige.

Mai 95 - Un repas avec des enfants des quartiers. Nous ne les touchons plus qu’à la faveur des manifestations gratuites. Ils sont quatre à table. Le cuisinier a soigné le menu. Le personnel du self-service a composé artistiquement les plats. Malgré leur plaisir d’être avec nous, ces gosses bâfrent. Le menton sur le bord du plateau, les mains enfournant la nourriture, ils expédient le repas en moins de trois minutes puis, étonnés de notre disponibilité, ne sachant pas que l’on peut prendre du temps ensemble, ils hésitent avant de partir. Réfléchissant aux habitudes familiales que ces comportements traduisent, je regarde machinalement leurs chaussures. Ce sont celles qu’arborent les champions des publicités. Alors que j’en tire des conclusions, un enfant, au polo sale, aux cheveux tout mal peignés, au visage attestant qu’il n’a pas été lavé de longtemps, file chez lui et revient avec une bouteille de Coca qu’il partage royalement en signe de reconnaissance. Rentré au service, je discute avec la collègue chargé des inscriptions pour les séjours d’été. La conversation finit par porter sur une mère de famille qui a "une ardoise longue comme ça" et qui, lors des présidentielles, était assesseurs du FN. "Tu comprends, elle était payée. Elle m’a raconté ce qui lui était arrivé ce trimestre : la perte de son emploi, le départ du mec qui lui a fait le 5ème, le... A la fin, j’ai explosé de rire. Elle ne s’est pas mise en colère. Elle était d’accord. L’accumulation de ses malheurs ressemblait à un gag ! Tu nous parles des jeunes que tu as connus de 80 à 90. Tu devrais manger plus souvent avec ceux d’aujourd’hui."

J’ai changé de service il y a 5 ans. Révulsé. Estimant que l’Enfance me permettrait de reprendre pied dans un monde plus gratifiant. J’ai effectivement fui une certaine réalité. Elle me rattrape. De nouveaux paliers ont été franchis. En mairie, nos cadres (le quotient familial, par exemple) sont caducs. Les couches moyennes ne supportent plus de faire les frais de la politique sociale, tandis que les tarifs le plus bas sont désormais deux fois trop chers. Dans les séjours de vacances, il y a tant d’enfants à la santé dégradée (les dents), à l’équilibre nerveux fragilisé (le divorce, le chômage, les abus corporels, le sida d’un parent...) qu’il faudrait en revenir aux "colos sanitaires".

1988 - ils me souhaitent la bienvenue dans cette cité : "la meilleure de la ville". Lui, militant communiste, grand et maigre, le teint cireux. Elle plus ronde avec une recherche dans l’habillement. comme je me plains du bruit, il m’affirme habiter là depuis 20 ans et ne rien entendre. sa femme l’interrompt : "Toi, bien sûr, tu t’es toujours bourré de somnifères !" .

°°°

Au cours des Assises du Logement, un sexagénaire de la cité dénonce la jeunesse qui, sous les fenêtres, "multiplie les tapages nocturnes, sans parler des choses moins avouables". comme chacun comprend que sont évoquées la drogue et la débauche, un frisson parcourt l’assemblée. Sans paraître m’opposer à cette dénonciation courageuse du danger extérieur, j’interviens sur les nuisances intérieures. L’insonorisation est mal conçue qu’une toux peut tenir en éveil plusieurs étages. Je n’ai pas de mal à obtenir un consensus de rire en prenant un air entendu pour évoquer l’événement que constitue l’emménagement d’un jeune couple. Une multitude de témoignages suit. Le responsable, voyant que l’accusation risque fort de se retourner contre l’Office, réclame un peu de tenue. Je profite alors du silence. Puisque personne ne m’a démenti, je me demande à haute voix si le mal est intérieur ou extérieur. Nul ne peut contester que les jeunes restent enfermés dans les voitures, que le double-vitrage de nos fenêtres filtre une part importante des bruits de la rue, et que les exemples qui viennent d’être donnés autour de moi (chasses d’eau après le film du soir, ascenseurs brinquebalants, chiens pleurant des heures, etc.) mettent en cause la conception des bâtiments, leur réalisation et, malheureusement, leur réception. Lorsque je poursuis en assurant que la jeunesse est un bouc émissaire facile, en faisant remarquer que mes fonctions me mettent plus au courant que beaucoup des véritables cas de délinquance, lorsque j’insiste sur le fait que la douleur n’est pas provoquée par ceux que l’on croit et que les solution à la souffrance collective ne sont pas celles que beaucoup demandent, je sens l’hostilité autour de moi. Notamment de ceux qui voulaient faire signer une plate-forme politique.

Mai 95 - Je lisais dans le wagon, lorsqu’un individu, prenant la parole m’a fait lever la tête, dérangé, agacé. Au mépris des traditions, des codes nationaux de la mendicité, l’individu a brandi des certificats médicaux attestant qu’il était séropositif. Bien qu’il ait pris la précaution d’affirmer qu’il ne nous agresserait pas, bien que rien dans son attitude n’ait traduit une menace, l’inquiétude a été perceptible immédiatment parmi les voyageurs et la (ma) contrariété a cédé la place à un grand vide. Certains ont durci leur attitude. D’autres ont mis la main à la poche. Une troisième catégorie, évaluant que la réaction générale était suffisante pour offrir une protection, a replongé le nez dans ses mots croisés, non sans vérifier par de rapides coups d’oeil que la situation se stabilisait.

Insatisfait de mon aumône qui laissait entière la question de mes refus antérieurs et ultérieurs, je suis descendu à la station suivante. J’ai traversé le souterrain menant au parking silo, perturbé plus que je ne voulais l’admettre. Les tags des murs se mêlaient aux questions. combien de temps mettra une telle attitude (sincère ou non) à faire école ? combien de temps les exclus se contenteront-ils de plier ? En quoi se changera, forcément un jour, la douleur cent mille fois éconduite, cent mille fois niée ? En quoi (se) (nous) change-t-elle ? combien étions-nous, témoins de ce non-fait-divers à ne pouvoir refréner de telles interrogations (ayant plus de chance d’aboutir à des réflexes de peur sécuritaires, qu’à des transformations sociales) ?

Et, plus abstraitement, qui sommes-nous, nous qui, à divers niveaux, connaissons l’aisance, nous qui avons profité de Yalta, de la coupure Nord-Sud et de la détérioration planétaire ?

Il avait beau s’astreindre chaque après-midi à rédiger au moins une page, ses efforts n’aboutissaient qu’à des fragments qui, dans le meilleur des cas, pourraient engendrer de médiocres poèmes en prose. La fiction ne prenait pas. Il payait là le prix d’une vie sans excès, où la peur de l’erreur et le goût du confort avaient tout sacrifié à leur mesure. Il était à l’image de générations qui avaient profité terriblement des richesses de la planète, en usant du scepticisme pour discréditer l’espoir et la solidarité qu’elles niaient. Comment porter l’histoire mondiale quand on s’est contenté d’un billet de métro pendant que le mur de Berlin s’effondrait, que la répression faisait rage à Tien an Men et que les conflits déchiraient l’Europe centrale et l’Afrique ? Quant à l’écriture, il devait aussi s’en prendre à sa pusillanimité. Durant les mois qui avaient suivi la rupture avec Odile, devenu une sorte de zombi, il les avait eues sur les lèvres, ces phrases pleines et bouleversantes qui échappent à la logique et au savoir, et qui lui auraient permis de transcender en purgatoire cette bande d’entre-deux qu’il avait contribué à peupler ! Il aurait dû avoir le courage de laisser le langage surgir, au risque de découvrir qu’il était, comme tout un chacun, un monstre aimable, capable de tout sacrifier à ses pulsions. Au risque d’amplifier le raz de marée qui submergeait ses reliefs intimes...

…“ Cette fois, ça y est ! Je suis enceinte.

La portière avant venait de s’ouvrir, dégonflant d’un coup le lyrisme de Paul.

…“ C’est sûr, tu comprends ? Je ne voulais rien te dire sans preuve, mais je sors du laboratoire, regarde...

Pendant qu’il replaçait ses brouillons raturés dans un dossier à sangle, Jocelyne, radieuse, habillée d’une veste de laine jaune et noir, se collait contre lui et agitait avec fébrilité plusieurs feuilles d’analyse, à l’en-tête d’un laboratoire :

…“ Tu ne veux pas voir ?

Sur le trottoir, des touristes anglais discutaient de leur futur repas. Un homme aux allures de Robin des Bois, quittant son groupe, marcha vers un des restaurants et examina de haut en bas le menu affiché. Paul le suivit des yeux, sans que le chapeau vert parvienne à l’amuser. Il était ébahi. Jocelyne enceinte. Et lui père ! Et naturellement, il n’avait rien soupçonné ! A part au début de leur liaison, il ne s’était pas préoccupé de savoir si Jocelyne utilisait un contraceptif. Il avait déduit de son âge, qu’elle n’entretenait aucun espoir de maternité. Aux interrogations de sa belle-mère émises sur un air de plaisanterie, il répondait par un haussement d’épaules triste qui, dans sa tête, traduisait son regret de voir l’éventualité arriver trop tard. Devant le fait accompli, il ne savait comment protester. Quand avait-il exprimé un quelconque accord ? Comment Jocelyne pouvait-elle lui faire ça ? N’avait-elle pas réfléchi à leur situation, à l’écart qui les séparerait de l’enfant ? Il était à ce point persuadé d’avoir raison que, sous-estimant l’importance de la question, il pensa d’abord à sauver leur soirée ; cette soirée hebdomadaire qu’ils protégeaient afin de ne pas s’enterrer, et que le voyage de ses beaux-parents en Pologne avait repoussée à plusieurs reprises.

…“ Ca ne te fait pas plus plaisir ?

…“ Écoute, tu m’apprends ça d’un coup. Avant qu’on aille au match...

…“ Avant qu’on aille au match ? Mais je rêve, Paul. Je rêve !

…“ Jocelyne, tu te vois materner à plus de quarante ans ? Et moi, à cinquante ? Je n’étais même pas au courant de...

…“ Je ne voulais pas que tu aies une fausse joie !

Les mains sur le volant, désireux d’éviter la dispute, Paul ne parvenait néanmoins pas à simuler un quelconque accord. Bien qu’il ait encore à l’esprit les disputes avec Odile, il bloquait. Depuis qu’ils vivaient ensemble, ils s’étaient ingéniés, les rares fois où leurs rapports avaient dérapé, à aplanir les difficultés. Comprenant qu’ils arrivaient au bord d’un précipice, Paul avait besoin d’un répit, ne serait-ce que pour que se dégage un compromis. Jocelyne ne le lui accorda pas. Aiguë, sa voix rendit impossible toute échappatoire.

…“ Tu n’en veux pas ?

…“ Je... je... Comment veux-tu que je réponde à brûle-pourpoint à une question si importante ?

…“ Justement.

…“ Tu es incroyable, chérie...

…“ Démarre.

Le visage était blanc, marqué par une terrible consternation. Paul remarqua les larmes venues aux yeux de sa compagne. Il soupira quand elle rangea les documents dans son sac et boucla sa ceinture.

En quelques minutes, sur la route du Havre, ils passèrent des pavillons et des HLM du coteau à une campagne verte et avivée par la sève. Les hangars métalliques, les vaches, les barrières électrifiées, les vols d’étourneaux, les lotissements aux toits de tuile se succédèrent pendant des kilomètres sans que s’amorce le moindre échange. Après avoir fréquenté les différents pôles culturels de la région, ils avaient prévu de suivre une rencontre du championnat de foot avant de terminer la soirée dans l’un des restaurants entourant le Volcan, le théâtre à l’architecture particulière de la grande ville portuaire. Jocelyne paraissait étrangère. Elle regardait au-delà de la route. En désespoir de cause, Paul se résolut à écouter la radio mais, malgré les chansons, les sketches, les propos enfiévrés sur le tiercé dominical qu’il capta au fil de ses tentatives, il fut incapable d’échapper au maelström qui aspirait ses pensées. Le spectre de sa séparation avec Odile, la terreur des jours où il savait qu’elle était avec son amant pendant qu’il recevait une kyrielle de demandeurs de logements, l’éclair de la réplique assassine qui l’avait foudroyé, l’amenèrent à commettre plusieurs infractions. Après avoir failli heurter un véhicule fonçant en sens inverse, il s’arrêta sur un terre-plein destiné au ramassage scolaire et céda le volant. Quittant de la voiture pour changer de place, il huma l’odeur de la terre grasse et de l’herbe, et entendit le croassement des corbeaux, avant de reconnaître le bosquet où, avec son beau-père, ils avaient "pissé plus que de nature" le long d’une haie, le jour de son mariage.

Par la suite, rien ne vint rompre leur enfermement ou diminuer leur tension, et c’est tordus par cette crise à laquelle ils n’étaient pas préparés, qu’ils redoutaient de tout leur passé, qu’ils arrivèrent sur le parking du stade. Une fois la voiture garée, les barrages de sécurité franchis, leurs places occupées, comme des animaux piégés par une chasse incompréhensible, ils continuèrent leur douloureux bras-de-fer, rendu plus insoluble par les supporters curieux qui les environnaient à grand renfort de cors et de pancartes. Paul aurait volontiers annulé la soirée, son plaisir étant gâché, mais le prix des places en tribune était conséquent et il détestait le gâchis. De plus, il ne pouvait s’empêcher d’espérer que la contrariété de Jocelyne se dissiperait, que durant la partie il aurait l’occasion de s’entendre dire qu’il avait raison... et que ce samedi se terminerait comme prévu.

L’interview de leurs voisins par le présentateur d’une émission de télévision qu’éclairait un projecteur mobile, la présentation des équipes au son d’une musique synthétique, le coup d’envoi apportèrent un maigre dérivatif. Cela ne dura pas. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Jocelyne se levait d’un coup avec son sac, se faufilait en demandant pardon, et disparaissait. Terrifié, Paul eut le réflexe de tendre la main. Il aurait mieux fait de s’agripper au manteau, de crier, de courir à son tour. Les regards goguenards l’en dissuadèrent . Il ne tenta même pas se pencher pour voir si Jocelyne se retournait au bout de la rangée. Ce ne fut que lorsqu’un but déchaîna l’euphorie, qu’il osa, à la faveur de la ola qui faisait ressembler le stade à une cuvette où l’eau passe d’un bord à l’autre, quitter sa place, dévaler les marches, sous l’oeil inquisiteur du service d’ordre qui l’aurait interpellé sans le haussement d’épaules méprisant d’un responsable en survêtement noir.

Un millier de voitures, une dizaine de cars stationnaient dans l’odeur écoeurante de la pollution industrielle que le vent rabattait et qui, curieusement, n’affectait pas l’intérieur du stade. La nuit était sans étoile et, s’il faisait doux en ce mois de mars, la pluie menaçait. Fou d’inquiétude, Paul commença ses recherches par une course désordonnée parmi les voitures. Les minutes sur le siège en plastique avait pompé son énergie mais il ne voulait pas se résoudre au malheur. Après s’être démené en vain, il s’obligea à contrôler ses mouvements de papillon affolé, et s’efforça de procéder avec méthode, non sans avoir dû expliquer son agitation

…“ Je ne sais plus où je suis...

…“ Ca arrive.

au gardien qui avait reçu des ordres stricts contre les poseurs de bombes islamistes, et qui hésitait à prévenir les soldats et les gendarmes qui patrouillaient, mitraillette à la hanche. Quand il fut convaincu que Jocelyne ne se cachait pas, que Jocelyne avait bien pris la voiture, il s’arrêta, essoufflé, en sueur, au bord de la route. Comment croire qu’en si peu son existence avait sombré ? Avec Odile, les choses s’étaient dégradées, et il savait pourquoi. Même si, alors, il était inconscient des raisons profondes qui détruisaient leur intimité, il avait pu prévoir son malheur. Là, il était touché en plein vol... Se reprochant d’avoir trop tergiversé - peut-être que Jocelyne avait supposé qu’il la suivrait et qu’elle n’était partie qu’après les clameurs consécutives au but -, il se résolut à abandonner le stade. Héler un taxi ou tenter le stop, arriver au plus vite à leur restaurant, c’était cela ! Jocelyne avait voulu le punir de son refus, mais sans exagérer. Pour un enfant qui n’existait pas encore. Pour une réaction compréhensible... Jocelyne, Jocelyne !

Vingt minutes plus tard, quand le chauffeur lui annonça la somme due, il paya avec gratitude la somme affichée au compteur. Il aurait payé le double sans déplaisir car c’était sa vie qu’il jouait et l’extraordinaire chance qu’il avait eue de voir la Mercédès libre le prendre en charge et l’amener en un éclair dans le centre ville, lui paraissait sans prix. A l’ arrière, les mains moites, tamponnant son front et sa poitrine avec un mouchoir, il avait vécu le passage au vert des différents feux de l’avenue rectiligne, bordée de stations services et d’immeubles, comme autant de miracles renforçant le premier et augurant d’une issue favorable. L’embelli fut de courte durée. Personne ne stationnait devant Le Palais Impérial dont les caractères rouges et jaunes de la devanture clignotaient, et le serveur stylé dans la salle déserte fut formel : aucune femme n’était entrée seule. Il y avait eu si peu de clients qu’une erreur était impossible.

…“ Par hasard, vous n’avez pas vu une voiture...

…“ Là, Monsieur, vous demandez trop.

…“ Une...

Paul perçut le ridicule de son insistance. Il remercia et sortit, remonta la rue jusqu’à une cabine téléphonique. Avec fébrilité, il composa le numéro du bar à Fécamp. Cinq, six, dix fois, les sonneries se succédèrent. Il raccrocha et récupéra sa carte en s’efforçant de ne pas paniquer. Pour peu que Jocelyne se soit arrêtée ou qu’elle ait conduit selon sa vitesse habituelle, elle pouvait encore être sur la route. A moitié convaincu par son explication, il demeura sur la place, comptant jusqu’à cinq cents avant de recommencer. Dans l’heure qui suivit, il renouvela et renouvela son manège. A chaque tentative, il ressortait plus abattu, de plus en plus gagné par l’hypothèse d’un accident, terrifié par l’enfer dans lequel il était entré. Il se souvenait mal de ce qu’Odile lui avait fait subir, et plus du tout de ce qu’il avait enduré dans le chalet lorsqu’il avait constaté l’absence de sa mère, mais il savait que de telles expériences n’endurcissent pas, qu’elles rendent au contraire plus vulnérable et laminent les défenses de l’être. Longtemps après le passage des véhicules klaxonnant pour fêter la victoire des locaux, il en était toujours à introduire et à retirer sa maudite carte à unités qui présentait peut-être des imperfections ; à contrôler un numéro qu’il recomposait à chaque fois trois fois de suite. Les yeux grands ouverts, il s’enfonçait dans une folie de causes et d’effets disproportionnés où Jocelyne frappait à la porte d’anciens amants, où Jocelyne percutait un poids lourd. La seule consolation à laquelle il se raccrochait, c’était que l’épouvantable ne se reproduirait pas avec la même violence qu’en 78, car lui n’était plus une figure publique. Mais il ne voulait surtout pas repenser à cette infamie : elle était en lui, dans une amphore qu’il ne déboucherait surtout pas ; elle était une bulle d’air prête à remonter au coeur et à provoquer l’embolie ; elle était ...

Le retour des supporters avait rempli les bistrots de la vaste place, représentative d’une époque où l’on avait pensé reconstruire l’avenir au carré. Maintenant, les groupes se dispersaient avec des éclats de rires, des congratulations bruyantes. Exclu de cette joie, Paul se dirigea vers le port. Mêlé à sa fatigue un énervement sexuel s’empara de lui et le poussa dans les rues entourant le port. Il avait envie de jouir pour se venger et se damner, de jouir pour ne plus être comptable des minutes qui s’accumulaient. Supposant que des rassemblements d’hommes, tels qu’il devait s’en produire à la fin de chaque match et de chaque débarquement, ne pouvaient qu’avoir généré un commerce amoureux, il erra de croisement en croisement. Examinant les trottoirs et les vitrines éteintes, en quête d’une silhouette, il finit par réaliser qu’il n’existait plus d’échappatoire pour lui dans cette voie. Ce qu’il partageait avec Jocelyne disqualifiait par avance les plaisirs procurés par toutes les Maud de la terre. La déception qu’il avait si souvent ressentie ne pouvait plus intervenir après les étreintes. Elle les précédait obligatoirement et les rendait par là impossibles. Perdu dans le labyrinthe qu’il s’était lui-même imposé, il revint avec difficulté sur ses pas. Quand enfin il retrouva la place, il était épuisé. Plus qu’à un volcan les cônes tronqués du théâtre lui firent penser aux cheminées blanches d’un bateau souterrain. Mal assuré sur ses jambes, il se dirigea vers un hôtel, poussa une porte aux multiples autocollants et avança comme un automate dans un hall de réception assourdi de moquette. Il luttait contre la sensation d’avoir le corps rongé par un acide, notamment la poitrine, notamment le ventre. Un homme d’une soixante d’années, que captivait un écran de télévision, posa sur lui un regard si trouble qu’il en déduisit qu’il devait suivre un film pornographique.

…“ Oui ? Une chambre ? Excusez-moi, je suis branché sur Internet. On a pas idée de la manière dont ça vous transforme. C’est tout bonnement prodigieux !... Avec salle de bains et télévision, cela vous ira ?

Paul n’eut pas le courage de répondre qu’une douche suffirait. L’individu quitta à regret sa chaise et le précéda. Le complet gris et le gilet rouge étaient aussi usés que le personnage. Ils collaient parfaitement à l’odeur de tabac froid.

…“ Les poètes pleurent tous que les dieux ont déserté la planètes, mais ils sont aveugles, Monsieur. Nous sommes en train de les créer ! Vous et moi, nous aurons vécu cette époque.

Les marches ne grinçaient pas, le couloir était protégé par un épais tapis et la chambre disponible était isolée au fond du couloir. Ces détails qui auraient soulagé Paul quand il prospectait et craignait comme la peste les établissements mal insonorisés, lui furent aussi indifférents que les propos exaltés. Il était exclu de l’univers rassurant, délimité par des frontières aussi mouvantes que les côtes maritimes soumises au flux et au reflux des marées, qui l’avait protégé. Il pouvait bien monter un escalier, il chutait dans les cales de l’existence, dans des soutes plus définitives que la pauvreté. Il appartenait au dessous des galériens, à cette antichambre du néant d’où avait parlé sa mère. Que lui importait ce qui se passait là-haut, au-dessus des têtes, plus haut qu’il n’avait jamais interrogé le ciel ?

Quand la porte s’ouvrit, il vérifia uniquement qu’il disposerait d’un téléphone. L’apercevant sur la table de chevet, il opina de la tête tandis que l’autre repartait. Affalé sur le lit, il tenta sans conviction un premier puis un deuxième essai avant de sombrer dans un état comateux où il ressassait son refus de donner lui-même naissance à un enfant de vieux, de boucler la boucle, de reproduire ce qui était contre-nature, tout en s’entendant balbutier qu’il demandait pardon. Pour peu que Jocelyne décroche et dissipe son calvaire, il était prêt à vendre son âme ! Il se moquait de ce que l’enfant aurait à supporter. Il voulait que tout s’arrange, que tout reparte. Où était Jocelyne ? Chez qui ? Que faisait-elle ? Il ne savait plus ce qu’il craignait . Qu’elle ait eu un accident, qu’elle se soit réfugiée chez un type, qu’elle... Il ne parvenait plus à envisager qu’il y aurait un lendemain avec des odeurs de café, du soleil et des nuages. Il appuya sur la commande automatique du téléviseur parce qu’il espérait peut-être voir les images de la caméra qui les avait filmés. Mais que lui aurait apporté la vision de son visage près de celui de Jocelyne ? S’il en avait eu la force, il aurait ri de l’éternité dérisoire dont ils bénéficiaient quelque part, dans l’ obscur magnétoscope. A mesure que sa conscience s’obscurcissait, tout l’insupportable de son existence convergeait vers son cerveau et s’agrégeait sous forme de bulle d’air ; tout, et ce type barbu qui s’était dressé alors qu’entre les deux tours de l’élection de 78, mandaté par la fédération pour expliquer la politique de désistement au profit du candidat socialiste, il s’était heurté, dans une salle pleine, à un ouvrier de l’usine où travaillait Odile. Mettant en cause les permanents et la politique dans sa totalité, le type dénonçait la gauche et se conciliait la sympathie du public par sa gouaille. Lorsque Paul l’avait contré, il avait lancé, moitié pour la foule, moitié pour son interlocuteur :

…“ De toute façon, toi le cocu, ferme-la ! Déjà que t’es pas foutu d’y voir clair sur ta gonzesse, alors tu parles, les problèmes d’union, qu’elle soit de la gauche ou d’autre chose !

En apparence imperturbable à la tribune, Paul était en fait , à terre, à la merci. Le coup de grâce était arrivé sans rémission :

…“ Cornu, est-ce qu’on a idée de s’appeler Cornu ? Faut être prédestiné !

Propos recueillis d’octobre 92 -... En plus du travail traditionnel que l’on peut imaginer, il y a ce que la situation actuelle commande : le repositionnement de cette masse importante d’argent que représentent les personnels, les structures, les budgets de fonctionnement... sur les réalités qui se sont déplacées et transformées du fait du chômage, de la précarité du travail, et d’un bouleversement culturel qui au total se conclu par un recul, tout relatif, mais d’un recul de civilisation. Le quotidien va plus vite, la science va plus profond, les mécanisme de l’audio-visuel sont plus compliqués, mais l’être humain de 1990 me semble avoir reculé par rapport à celui qui, après la libération des Camps de la mort, pensait "plus jamais ça"... Je suis inquiet. Jamais nos métiers n’ont eu autant de moyens et jamais la dérive n’a été aussi nette. La société à plusieurs niveaux est un drame. La transformation sauvage de nos structures mentales et sociales pour nous faire entrer dans un autre monde. Celui du marché. Le déferlement des symboles et des schémas de pensée américains se conjuguant à la révolution informatique qui redistribue les cartes de la planète forment un creuset dont je serais étonné qu’il sorte une société fraternelle... Mon pessimisme est une manière de refuser les faux-espoirs, les mots d’ordre, les religions révélées qui tournent un jour ou l’autre à l’intégrisme. Il n’incite pas à baisser les bras. Au contraire. J’agis, mais en mon âme et conscience. Parce que j’analyse, non en fonction de lendemains qui chantent. Je refuse de porter mes regards sur ces lignes d’horizon apaisantes, reposantes qui ont toujours servi le pire... Ayant discuté avec de nombreux enfants dans le cadre d’assises municipales, j’ai acquis la conviction que l’école primaire nie leur droit à la personne. Ils y sont toujours des éduqués face à des éducateurs. La question des lieux d’intimité est révélatrice. Parlons de ce qu’il ne faut pas parler : les toilettes. J’ai acquis la conviction qu’une des mesures les plus importante pour soulager l’angoisse des petits serait résoudre les problèmes de WC. on est loin des grandes déclarations, même si un examen plus approfondi, à la lumière de la psychanalyse, déboucherait sur des analyses extrêmement complexes ; Quand un responsable politique parle d’améliorer un établissement, il parle de repeindre les classes et les couloirs, de mettre ici et là des fleurs. Tout cela n’est que vision d’adulte. Dans l’imaginaire des enfants, la question des toilettes est primordiale. Le lieu d’aisance est lieu de malaise. Cela cause d’importants déséquilibre d’autant moins identifiables, d’autant moins pris en compte qu’ils sont mêlés au plus trivial. Qu’ils s’inscrivent en faux contre les versions angéliques de l’enfance (qui ont leur pendant dans les versions sécuritaires et punitives). Ces problèmes n’intéressent pas les professeurs, les visiteurs d’établissement qui eux ont des sanitaires de qualité où leur intimité est protégée. Qu’est-ce qui justifie les portes qui ne protègent d’aucun regard dans les fonds de cour ? Il suffit d’écouter les jeunes filles, les mères, pour constater l’ampleur des dégâts ; Quels mixité heureuse peut débuter dans ces conditions ? Quelle citoyenneté peut se bâtir en oubliant cette humiliation ?

Avril 98 - Que serait devenue mon anthologie personnelle, mon écriture et mon attente, si je n’étais pas resté un pied dans ce social dont les lois tendent à ramener vers le sol, un autre dans celui de la littérature qui, globalement, n’a de cesse que d’imposer l’Idéal platonique ? Si je n’avais pas recherché les tensions ? A coup sûr ma lecture et mon écriture serait plus savantes, mais seraient-elles plus sensible aux phénomènes qui seuls empêchent de s’enliser dans les belles lettres ? Le but est-il de recombiner avec virtuosité la matière accumulée dans les tonnes d’exégèses, de citer, d’amplifier intelligemment, ou de savoir identifier ce qui ne répète pas ?

J’en étais là dans ma rumination quand M. est rentrée du collège. Contrariée. J’ai fini par apprendre qu’elle discutait avec des élèves de 5ème qui lâchaient prise (en constatant les signes d’échec de leur année), quand un jeune-français-d’origine-maghrébine, soutenu par plusieurs de ses amis, l’avait interrompue : "D’abord, le français, ça pue !".

Work in progress - Les tours de La Défense bouchaient l’horizon. Quand cette chaîne de montagnes géométriques avait surgi, Henriette était presque grand-mère et je m’apprêtais à habiter Paris. Sur le quai central, nous discutions. Ma soeur avait volontairement raté le RER précédent. Nous avions réglé des questions ménagères telles que l’embauche d’une aide-soignante, avant d’en venir à des sujets intimes : j’avais expliqué que je refusais la préférence que ma mère me manifestait à tout propos ; Henriette s’était plainte des corrections à coups de ceinture infligées par notre père et avait justifié son absence à l’hôpital lorsque celui-ci y agonisait.

…“ Je ne pouvais pas pardonner.

En confiance, elle avait risqué une question d’une incroyable audace pour elle :

…“ Je voudrais te demander...

…“ Vas-y.

…“ Pourquoi vous êtes-vous quittés avec Odile ? Vous aviez l’air de vous entendre à merveille.

Je détestais avouer mes réactions face aux voyages incessants de ma femme. Qui aurait compris le malaise dans lequel me jetaient les inévitables contretemps liés à ses déplacements professionnels, les moments de torture où j’espérais l’arrêt d’un taxi sous nos fenêtres ? J’ai bafouillé que c’était compliqué, que j’avais, à cette période, des choses à régler.

…“ Pourquoi m’a-t-on envoyé chez Hélène ?

Henriette a juste confirmé ce que je savais. En revanche, elle m’en a beaucoup appris sur l’état d’esprit de ma mère au cours de la grossesse et sur le climat qui régnait autour de mon berceau.

…“ On ne peut pas dire que tu aies été le bienvenu. Maman soignait ses fleurs, Papa buvait avec ses camarades... C’est moi qui t’ai déclaré en mairie. Au dernier moment, j’ai dit n’importe quoi. Je trouvais Albert ridicule ! Maman, qui avait proposé je ne sais plus quoi, a été plutôt contente.

…“ Elle voulait que je m’appelle autrement ?

…“ Oui !

J’ai relevé la tête. Était-ce une explication plausible aux hésitations de ma mère chaque fois qu’elle devait prononcer mon prénom ?

…“ Henriette, j’ai quelque chose à te montrer.

…“ Fais voir.

Je lui ai présenté la photo du groupe.

…“ Devant, c’est Hélène. Derrière, il y a Maman, la tante Simone et l’oncle Victor. Au deuxième rang, je reconnais la grand-mère....

…“ Et avec Maman ?

…“ C’est Willy, le premier mari de la tante Martine.

…“ Celui...

…“ Oui, celui que Maman aurait pu empêcher de se suicider. Il y a eu toute une affaire à cause de lui. Il s’est tué avant la guerre. La famille a tenue la tante Marine pour responsable car elle l’avait quitté. Ils ne lui ont reparlé qu’une fois qu’elle a été veuve.

…“ Quand elle a proposé à Maman de venir l’hiver dans sa propriété.

…“ Ca, c’est quelques années après. Maman était traumatisée par ton départ.

…“ J’avais l’âge ! J’ouvrais la Librairie.

…“ Je ne t’accuse pas !

…“ Tu as une idée de la date de la photo ?

…“ Pas du tout. Je n’étais pas née. Remontre.... Vu l’âge d’Hélène je suppose que c’est peu avant la mort de son père. Peut-être en 36 ou 37... Où l’as-tu dénichée ?

…“ ... Parmi des lettres.

…“ Bizarre, je croyais que seuls l’oncle Victor et la tante Simone avaient gardé des souvenirs de Willy.

…“ Tu penses que...

…“ Je pense quoi ?

…“ ... Que...

…“ Je te vois venir. Tu veux savoir s’il y a eu une histoire entre Maman et lui ? Non. Elle était trop stricte... Et je l’aurais su.

…“ Il faisait quoi ?

…“ Il était bijoutier.

…“ Sais-tu s’il a un rapport avec la glycine.

…“ Quoi ?

…“ Rien... D’ailleurs, voilà ton RER.

…“ Il faudra reparler de ça... Bon, embrasse... tes femmes.

…“ Et toi ton mari.

…“ C’est plus simple.

Pourquoi avoir gardé le Polaroïd ? Dans le passage souterrain, je me suis reproché mon désintérêt pour les histoires familiales. Avoir une mère de quarante-six ans à ma naissance et un père quinquagénaire, m’avait condamné à vivre décalé d’une génération. Il me manquait des sensations filiales authentiques. J’avais vécu avec des grands-parents. Dans le même temps, de quoi pouvais-je me plaindre ? Beaucoup avaient été orphelins avant moi. Beaucoup, qui avaient été désirés, avaient dû s’assumer à l’âge où je poursuivais mes études. Sur le trottoir, j’ai suivi une femme qui soliloquait, comme ma mère avait dû le faire, si j’en croyais Henriette, un jour de 1947, au sortir de chez le médecin. Stoppé à hauteur du pont par le feu rouge, m’approchant barrière après ruelle du pavillon, je l’ai imaginée folle de colère, requérant contre l’engeance masculine et "un mari qui ne luit avait apporté que des ennuis". Devant les persiennes, j’ai même entendu la prière noire, le voeu sincère pour que s’interrompe la grossesse.

Propos recueillis de novembre 93 - ... Je n’ai pas de thèmes. On ne fait pas de la poésie sur, mais avec. Je vais vous raconter une anecdote qui me poursuit. A l’époque je m’occupais de la jeunesse. Un matin j’arrive à mon service et je trouve une femme assise sur une chaise. Elle me regarde et me dit "Vous savez Monsieur, tout à commencé le jour où mon mari est mort, et je l’ai retrouvé en train de se vider dans notre lit". Vous pouvez imaginer ma panique. Pendant une heure, elle a continué à me raconter son existence à partir de cette cassure. Au bout, elle a relevé la tête et, alors que je m’attendais au pire, elle a juste dit : " Vous savez, Monsieur, je suis contrariée". J’ai rit, puis j’ai réalisé l’énormité de ma réaction. Comment être préparé à de tels chocs. Elle est repartie, heureuse, avec les papiers que je lui avais signés. Mois j’étais au trente-sixième dessous. Peu après, le Ministère de la Culture m’a téléphoné pour me demander un inédit. J’ai raconté cet épisode. On m’a félicité.

Avril 98 - M. a réuni ses élèves en leur expliquant qu’elle ne savait pas ce que signifiait exactement ce qu’avait dit leur camarade, mais que c’était trop grave pour qu’elle n’y revienne pas. Elle a écrit la phrase au tableau et l’a fait suivre de questions : Qu’est-ce qui pue ? Que fait-on d’une chose qui pue ? etc. si l’ensemble des participants a été stupéfait par cette démarche et la proposition d’organiser un débat, il s’est vite avéré que la classe entière avait perçu sans pouvoir les analyser, (la violence) (les vibrations) (la souffrance) (les menaces possibles) de l’exclamation... et que personne, trois jours plus tard n’avait oublié. J’ai repensé au thèses de Meschonic selon lesquelles le rythme est une question de contamination.

Work in progress - Sa mère, le masque des mauvais jours sur le visage guettait sur le perron. En cette fin de journée. Bien qu’elle ne soit pas prévenue de ma visite puisque j’avais quitté la Librairie dans l’intention de questionner le fleuriste de la facture. Au son de ma voix, elle a appuyé sur la monture de ses lunettes et son visage s’est éclairé.

…“ Il y a... un problème ?

…“ Oui, il y a un problème.

…“ Grave ?

…“ Rentre.

Nul signe de maladie n’affectait le visage carré. Il n’y avait de décelable qu’une énorme lassitude. J’ai disposé mes tulipes dans un vase. Ma mère m’a précédé dans la salle à manger désormais aménagée en chambre. Au centre de la table ronde, la coupe en cristal débordait de pochettes Kodak.

…“ Il faut qu’on parle.

Je voulus l’embrasser mais ne pus qu’effleurer sa joue. Elle avait beau tenir à moi plus qu’à sa vie, elle ne m’avait jamais serré dans ses bras. Quand je l’étreignais à l’occasion d’une fête, elle se rétractait. Quand je lui caressais les doigts en signe d’apaisement, elle les retirait, ennuyée.

…“ Mais il n’y a rien à dire.

…“ Si.

…“ De quoi veux-tu qu’on parle ?

…“ De quand... je ne serai plus là. De ce qu’il faudra que tu fasses.

Je me suis raidi, prêt à fuir, à inventer n’importe quel prétexte, puis je me suis résolu. J’ai alors discuté du cercueil, de son bois, de son capitonnage, et de la place dans le caveau. J’ai alors tenu le formulaire que j’aurais à remplir et alors lu l’adresse du service destinataire. Ma mère avait dû ressasser l’entretien pendant que j’essayais d’obtenir un renseignement du fleuriste agacé par ma démarche et la désinvolture de son apprenti. A la fin, indifférente à l’obscurité qui envahissait la pièce, elle m’a remis, dans une enveloppe, une mèche de mes cheveux de nourrisson, et, me tendant "les photos qui me revenaient", a exigé que j’inscrive à leur dos les dates et les prénoms. Sa vie a défilé sans qu’elle mentionne Willy. Comme j’avais acquis la conviction que le Polaroïd montrait sa tombe et que les fleurs, malgré l’exaspération du commerçant qui avait "effectué des milliers de livraisons en tous genres", commémoraient l’anniversaire de sa mort, je n’ai pu taire un "Il n’y a pas de photos ailleurs ?" qui a provoqué une lueur de suspicion.

L’identification achevée, ma mère a voulu dormir.

…“ Que tu es bête, bien sûr que je vais bien.... Au frigo, il y a de quoi manger.

Un morceau de gruyère et une orange ont suffi. Dans ma chambre, j’ai ouvert la fenêtre. Soulagé. Incompréhensiblement. Incroyablement. Scandaleusement. L’air embaumait. Les lilas et les troènes, comme les instruments d’un orchestre olfactif, s’accordaient. Un poète japonais avait réuni la table et les chaises blanches sur les graviers, la roseraie et le gazon, le talus et les étoiles. La glycine était omniprésente. Elle couvrait la façade. Sans l’intervention du jardinier qui la taillait une fois par an, elle aurait soulevé les tuiles du toit. Jadis, elle avait dû m’apparaître comme l’équivalent des haricots géants des contes, qui grimpent jusqu’au ciel et maintiennent dans leurs pousses un château au-dessus des nuages.

Avril 98 - Qu’est-ce qui pue pour cet enfant ? La mort ? Les poubelles de son entrée d’immeuble, les toilettes du collège ? Ce que les plaisanteries disent des femmes ? Le sexe en général ? Le cochon ? je me souviens que M. m’a expliqué qu’avant de prononcer ces mots, il lui a affirmé qu’il n’avait pas d’espoir, qu’il serait obligatoirement au chômage, et que c’est en réponse au refus de cette fatalité par elle, qu’il est comme revenu en arrière : "D’abord, le français..." Existe-t-il une haine intransitive ? Quelle est cette poésie de "l’individu" qu’il faudrait qualifier, par comparaison, de basse ?

Mars 1994 - Si la lecture de poésie est un rendez-vous matinal qui marie le café, les recueils et l’éveil des merles, c’est que les poèmes dans leur proliférant diversité, réclament une disponibilité inconciliable avec l’agitation diurne. Avant que mon métier ne me plonge dans la petite douleur (celle qui s’accumule dans les cités, qui cautionne les reality shows et fait voter Front national...) les quelques heures gagnées sur le sommeil de la ville m’apportent de quoi résister. En elles se joue plus que l’acquisition d’un savoir. Elles sont un remède contre la détérioration de ma parole, contaminée par l’immersion dans un sabir corrosif. Comment dans ces conditions partager, même en comprenant leurs argumentation, la Haine de la poésie, les affirmation solipsistes... ?

Contrairement aux belles évidences, les auteurs le plus substantiels pour un autodidacte ne sont pas "les plus faciles". Ceux qui veulent éduquer, ceux qui prônent la transparence et la représentation, me tombent des mains. Je comprends sans rien avoir à lire. Les insuffisances profondes ont besoin d’une écriture riche d’obscurité, suffisamment refermée sur elle-même pour abriter un labyrinthe. Il y a longtemps que Bonnefoy (Du mouvement et de l’immobilité de Douve), Du Bouchet (Dans la chaleur vacante), Stéfan (Aux chiens du soir), Rossi (les États provisoires), Vargaftig (Un récit) et quelques autres m’exhortent à refuser le contentement de soi : longtemps que Deguy (Gisants) ou Roubaud (Quelque chose noire) stoppent en moi la progression du désert ; longtemps que le "ce qui se conçoit bien s’énonce clairement" s’est révélé une imposture empêchant d’approcher ce qui ne se conçoit pas, ce qui ne se conçoit pas encore, ce qui m’énonce. En revanche l’éclectisme, le goût des contradictions ne signifient pas pour autant naïveté idéologique ou esthétique.

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Quiconque a dépassé l’expression de ses émois ou de ses vérités a pu ressentir la contradiction fondamentale qui fiait que des forces tendent à restreindre l’écriture au développements de la communication immédiate, tandis que d’autres, exacerbant les phénomènes de sonorité ou de plasticité, la poussent hors du champ social. Transposé, ce conflit se retrouve dans l’histoire littéraire. Il est inséparable de clivage vieux comme notre langue. Les oppositions farouches au sortir de la Résistance entres les tenants de l’Honneur et du Déshonneur des poètes, les luttes des avant-gardes des années 60 - 80 (revendiquant les Grands Rhétoriqueurs, Mallarmé et les sciences humaines) contre leurs contemporains lyriques (épris de romantisme, accrochés aux certitude du sujet), dessinent le mouvement de balancier qui, suivant les rapports de forces du moment, tranche alternativement les têtes. Ce qu’on qualifie aujourd’hui de Restauration, ce retour d’un refoulé proclamant que Freud, Marx, Barthes (et pas mal d’autres) n’étaient que mauvais rêves, en constitue une étape nouvelle. Pour ma part, ayant appris que nous n’existons ici-bas ni pour les uns ni pour les autres, que les excès d’aujourd’hui renvoient à ceux d’hier, je reste sceptique, je me refuse aux besognes de procureur, et, après classement des volumes sur les étagères, je recule d’un pas.

Décembre 95 - Avec les services de presse, les revues, les manuscrits, je lis de plus en plus de poésie, mais j’en lis au moment où je me sens de moins en moins qualifié pour répondre à des questions la concernant. Saturation, phase narcissique de mon propre travail, atteintes de l’âge ou de la va che folle ? je m’y perds. Je ne sais plus ce qui fait d’un poète un écrivain à prendre en compte pour représenter une période donnée. Si c’est d’avoir écrit quelques poèmes d’une grande force (G. Goffette, Chr Prigent)... si c’est d’avoir signé un livre marquant une plénitude (JP Lemaire...)... si c’est d’être une voix immédiatement reconnaissable (JM Maulpoix, Marie Etienne)... si c’est d’enchaîner les livres d’une constante qualité (H Kaddour, E Hocquard)... si c’est d’avoir réussi par instants à brouiller le fonctionnement de la langue (Cadiot)... si c’est d’être atypique (Fr Boddaert).... si c’est, si c’est...

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Enfants, nous aimions nous poser des devinettes : quel est le comble du... Celui du cycliste était de descendre en marche pour se regarder pédaler. Donner un avis sur une dynamique à laquelle on participe tient de cela. Néanmoins, il serait faux d’affirmer que je n’ai aucune représentation de la réalité dans laquelle je me situe.

Mars 96 - Il existe dans le langage, en rapport avec l’existence et renvoyant à des formulations de Rilke et d’Aragon (dans Les Chroniques du Bel Canto) un flux qui fait toute la différence. Le lecteur qui, à force, ne se laisse plus aveugler par le traitement intellectuel perçoit différentes qualités dans ce qui vient sous la plume des écrivains. Il distingue quelque chose qui échappe aux arts poétiques volontaristes, aux théories trop sûres de la transivité du verbe écrire. Car les poètes font comme ils peuvent. Ils combinent leur métier, leurs ambitions, leur mémoire, leur imaginaire à une donnée première dont ils peuvent enrichir ou gâcher la nature, mais dont aucune virtuosité ne pourra compenser la pauvreté : leur (et non le) langage.

Il y a d’abord ce qui vient de l’activité psychique consciente. Cette écriture, plus ou moins sensible, plus ou moins narrative, en prose ou non, peut produire des vers pleins de subtilités, de références ou de provocation, des textes critiques d’une grande acuité, mais rien dans ces productions ne vibre, rien ne surprend en profondeur. Depuis une vingtaine d’années ce langage de derrière le front a beaucoup servi à la poésie rimée (dans un parti pris de dérision ou une volonté néo-classique), à la poésie du quotidien (empruntant beaucoup à l’École de Rochefort, à l’Unanimisme et à jean Follain), et aux tentatives mise à plat de la littérature (dans un prolongement très sélectif des objectivistes américains).

Ensuite, il y a ce qui naît d’une réaction à des circonstances ou à des émotions fortes (politiques, amoureuses, iconoclastes, etc). Cela généra souvent à grand renfort de réitération, des textes en vers libre possédant une dimension existentielle incontestable mais sans surprise formelle pour qui a lu la littérature dérivée du surréalisme. L’expérience montre que cela détermine souvent une esthétique entrant en guerre contre les oeuvres qui ressortent de la précédente catégorie et qui se contenteraient, selon elle, de privilégier une rhétorique savante au détriment de "la vie", ou de conforter les idéologies dominantes.

Enfin, il y a ce qui résulte d’une commotion intime, qu’elle soit douloureuse ou épiphanique, ayant perturbé la chimie (la sensualité, la sexualité) de l’individu, au point d’avoir modifié subtilement son langage écrit et d’y avoir généré des associations, des images, des sonorités singulières. Et un rythme venu du plus profond. Comme si telle voyelle avait inversé ses pôles, comme si certains vocables avaient été magnétisés. Rien ne me touche plus, à égalité de maîtrise, que les poèmes ou affleurent, maîtrisés, ces groupes de mots surgis, ces vers comme donnés, qui ne dépendant d’aucune volonté ou connaissance, d’aucun automatisme, qui viennent aux lèvres de celui qui marche, de celui qui a en lui cet être qui s’obstine à autre chose.

Bien entendu, toutes les combinaisons entre ces niveaux de langue sont possibles... et nécessaires. Mais seuls les poètes qui bénéficient de ce langage surgi peuvent d’une manière ou d’une autre prétendre nous faire entendre ce qui nous hante. D’une manière ou d’une autre, car ce phénomène n’appartient, ne ressort pas d’un type particulier d’écrivain. Quelque chose noir est un exemple incontournable de la perfection qu’il permet d’atteindre à un auteur dans la plénitude de ses moyens intellectuels et formels. A l’inverse des préoccupations de Jacques Roubaud, et parmi les auteurs apparus au carrefour des années 80, JM Maulpoix me semble sans conteste l’un de ceux qui, au départ, on bénéficié de cet atout, et qui ont sur l’utiliser au mieux pour ouvrir une voie nouvelle au lyrisme.

La mutation dont je parle n’a pas d’effet de sensationnel. Elle n’est un gage de rien, elle n’est pas en elle-même suffisante. Elle n’est le gage d’aucune réussite et sa réalité se perd. Là encore, le traitement reste déterminant. Les séquences surgies ont besoin de se mêler aux parties voulues pour éviter la saturation, pour que se dégagent les significations potentielles. le langage surgi ou profond a besoin d’une forme qui peut n’être trouvée que longtemps après la secousse, et faute de cette forme adéquate, avoir été nié des années. Les 24 heures d’amour d’Henri Deluy sont ainsi le produit de notations restées inutilisables pour l’auteur et d’une "évidence" d’écriture survenue sur le tard qui a permis d’un coup de réexploiter (comme l’on dirait pour un gisement abandonné) toute une série de brouillons jusque là en opposition avec l’esthétique prônée.

Avril 96 - Dire que "rien ne me touche plus" ne doit pas gommer que certains textes d’une autre matérialité me touchent autant, que l’art peut aussi être un travail sur du langage commun, une recherche de littératité. D’ailleurs, avant même de toucher du doigt ses limites, ma distinction a tendance à se diluer. En art, ce n’est pas la source mais l’aboutissement qui est déterminant, et là, quels que soient les moyens utilisés, seul le résultat compte. Ce qui me ramène au sentiment d’impuissance précédemment exprimé.

Janvier 96 - En fait, ce que l’on nomme "l’apparition de poètes" ne correspond pas à une stricte histoire de date de naissance, comme le prouve, entre autres, le cas Mathieu Bénezet. La "réaction douce à une modernité militante" ne doit pas cacher qu’il n’y a rien de nouveau sur le plan des écritures, que tout se joue dans la reconnaissance et la hiérarchie qui résultent des conditions d’édition. On ne retrouve plus de discours polémiques, mais il n’y a pas, aujourd’hui, moins d’écrivains épris d’extrême contemporain, et plus d’auteurs fin dix-neuvième, post -symbolistes qu’hier. Et il n’y a pas moins de violence idéologique dans les formes douces qu’adopte la programmation du Poétiquement Correct que dAns la virulence critique des années 70. Ce qui a changé à l’intérieur d’une société en pleine mutation et au sein de laquelle les valeurs de contestation (et de gauche) se sont discréditées, c’est l’abandon de tout un champ de recherche par certains éditeurs, et la revendication de vielles valeurs par d’autres. Mais - illusion autarcique ou vertige de la communication, Haine de la poésie ou humanisme religieux, vieille ou nouvelle université - la double polarisation de notre littérature existe toujours. Chaque camp se nourrissant de celui qu’il combat, les uns n’étant cités que par les autres à la faveur de leur lutte manichéenne, les uns et les autres postulant pour la même place centrale et hégémonique, le système se perpétue vaille que vaille. Les inscriptions au Panthéon se font dans tel ou tel ordre, avec plus ou moins de retard, sans qu’au bout du compte un des deux adversaires y perde. A condition que les restructurations économiques et culturelle, disposant de moyens et de perspectives sans précédent ne vienne pas tout niveler par l’audimat, ce fonctionnement a encore de beaux jours devant lui.

29 avril 2002
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