Stéphanie Dujols | Les espaces sont fragiles




Quelques arpents de la Palestine

Stéphanie Dujols est une éminente traductrice d’écrivains de langue arabe : irakiens, égyptiens, palestiniens… Elle a aussi été interprète pour des organisations humanitaires, pratiquant une forme de traduction plus immédiate, plus proche des gens et de l’urgence, un réel engagement quand on sait que tant de pays où se parle l’arabe sont en proie à des guerres et d’extrêmes violences. De ses longs séjours en Palestine, elle a tiré un ensemble de textes baptisé Les espaces sont fragiles, qui ne sont pas du reportage. Au contraire, ils nous déportent il y a plus de vingt ans, voire plus, dans un pays de pierre et de soleil où l’éternité parvient encore à poudroyer.
La majeure partie de ces fragments se déroulent au début des années 2000, à l’époque où Stéphanie Dujols a travaillé pour la Croix-Rouge, puis Médecins du Monde. Elle se rendait dans des hôpitaux, discutait avec des psychologues et des blessés, traversait la Cisjordanie et la Palestine, s’arrêtait ici dans un village ou une ville, là dans une maison, observait les habitants, discutait avec eux si l’occasion se présentait, enregistrait. Naplouse domine : cette très ancienne ville a en effet été envahie par l’armée israélienne en 2022, et elle en évoque régulièrement les cicatrices.
Ce qui frappe, c’est le silence –« étanche », dit-elle –, le silence et la chaleur, l’aridité qui côtoie les vergers, les figueraies et les abricotiers. Les routes dont le tracé sinueux échappe à l’œil nu. Le relief : Stéphanie Dujols évoque des ondulations, des moutonnements, des collines ondulant, des chemins qui serpentent, des cavités, des talus et des monticules… Lignes et rondeurs se mêlent. Les couleurs ondoient elles aussi. L’extraordinaire et modeste beauté d’un paysage que des siècles de paysans ont dompté, irrigué et foulé renaît sous nos yeux. Des ânes passent ; des gazelles surgissent.
Traductrice, Stéphanie Dujols se révèle écrivaine à la langue nette, juste, riche parce qu’elle est précise, parce qu’elle décrit des choses, des hommes, des enfants et des femmes vus, « souvenus ». Le livre est court et découpé en séquences brèves dont beaucoup glissent vers la prose poétique : des pans de paysages sont prélevés, comme des détails d’un tableau que l’on imagine plus vaste : une scène en arrière ou au premier plan, que seul l’œil sensible a perçu et retenu.

« À l’angle du rempart, le chemin fléchit en coude, longeant l’arrière de la propriété, puis quelques maisonnettes à moitié effondrées. » Cet usage du mot « coude » au sens géographique a fait remonter à notre mémoire un vers d’André du Bouchet, extrait de Dans la chaleur vacante :
« Mon récit sera la branche noire
qui fait un coude dans le ciel. »

Stéphanie Dujols évoque un pays où la transhumance et l’estive peinent à survivre, « le pain fait en chemin, le four creusé dans la terre. Le manteau d’étoiles ». Plus loin elle remarque « l’épaisseur médiévale des murs » , ou de signes et des cupules qui invitent à toutes sortes d’interprétations archéologiques.
Elle a beau parler d’une Palestine romaine, biblique et ottomane, terre pierreuse et brûlée par le soleil, le feu y est présent au présent du conflit que nous connaissons, qui sévit depuis si longtemps. Fidèle à son esthétique qui consiste à creuser sa mémoire, écrire pour que remontent les impressions, rapporter une conversation en la condensant en quelques mots, elle saisit une jeep armée au loin, une colonne de prisonniers humiliés, un échange tendu à un checkpoint… et surtout des traces, des blessures indélébiles, des stigmates physiques atroces qui font le cœur se retourner d’autant plus violemment qu’elles se manifestent sur fond de tant de quiétude antique.
Une tonnelle cache trois balles gainées d’acier ; un enfant aveuglé par un tir ne va plus chez l’oiseleur qui lui vendait des oiseaux et des canetons ; un verger des martyrs… la mort est partout, sous la terre, dans la sève des roses qui ne poussent plus, dans le regard d’un vieil homme en sarouel dont les trois fils, bergers, ont été faits prisonniers. Stéphanie Dujols ne donne aucun nom, à peine une majuscule suivie d’un point pour protéger un interlocuteur ou le parer d’une forme de résurrection. Privés de patronymes, ses personnages, ses amis acquièrent une forme d’universalité, échappent à l’actualité et se font à la fois proches et plus grands que le conflit en cours.
Le lecteur referme ce bréviaire cuivré avec l’impression que la Palestine ne cesse de s’émietter, de se transformer en une terre de vestiges et de tombes, de déchirures, d’empreintes couleur de sang séché. Étrangement, il garde aussi en mémoire des images lumineuses, des visages, des lignes de fuite, des éclats de beauté et de permanence – soulignés par la présence de deux photos noir et blanc et de quelques dessins effilés qui traversent les pages à l’horizontale.
Traductrice et amante de la langue arabe, Stéphanie Dujols achève le récit de ses souvenirs par une magnifique énumération-poème de mots qui désignent tous un lopin de terre en nuançant suivant sa forme, sa hauteur, son angle, la qualité du sol. Suivent quatre pages gourmandes dans lesquelles j’ai puisé ces délices : « le genou de rosée », « l’arpent du fada », « la chamelle de Noé », « la gorge de la gitane »… On y entend le folklore et les mythes, les bêtes, les personnages-types, les quatre éléments…
Alors comment s’étonner que Stéphanie Dujols, insolemment indifférente à la chose politique, avoue avoir songé se faire enterrer ou volatiliser sous formes de cendres, le jour venu, là-bas, dans le fond d’une « vallée d’herbe d’or », au milieu des « hautes herbes blondes qui pétillent » ?

Cécile Dutheil de la Rochère


Les espaces sont fragiles. Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019, de Stéphanie Dujols, a été publié par Actes Sud en mai 2024

28 août 2024
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