Sylvie Cadinot-Romerio | Une forme plus intense d’existence

Une forme plus intense d’existence

Préface du livre écrit avec Tanguy Viel par les lycéens du lycée Lavoisier, paru aux éditions Joca Seria (Sylvie Cadinot-Romerio)


Pendant toute une année, Tanguy Viel est venu au lycée Lavoisier un jour par semaine animer des ateliers d’écriture [1].

Les textes rassemblés ici en sont tous issus, sans retouches, ni de sa part, par souci de fidélité, ni de la part des élèves, qui n’en ont pas eu le temps.

Parmi leurs écrits nombreux, l’écrivain a cependant opéré un choix, reprenant parfois des pages entières, en prélevant le plus souvent des fragments pour les isoler ou les combiner et pouvoir les distribuer à différentes voix. Il ne faut voir dans cette sélection aucune évaluation tacite, mais seulement, à l’œuvre, la volonté de former un ensemble et d’en accorder la polyphonie, autant qu’elle puisse l’être, la matière textuelle étant très hétérogène, des convergences et des concordances étant seules possibles. En effet, outre la multiplicité des rédacteurs, plus d’une soixantaine, et de leurs écrits, plusieurs centaines, Tanguy Viel a eu à affronter une autre difficulté : réussir à mixer, en quelque sorte, deux écritures différentes : l’une non fictionnelle, autographique [2], celle que nous avions projeté de pratiquer et qui a été adoptée dans les ateliers menés en classe, l’autre fictionnelle, celle qu’ont librement choisie les élèves de l’atelier du soir, qui restaient après les cours pour écrire avec nous : on les reconnaîtra à leurs voix singulières.

De beaux textes n’ont donc pu être retenus : je pense aux poèmes-instants écrits au Luxembourg, aux listes d’objets familiers, aux mémoriaux des ancêtres, et à tous ceux auxquels il a fallu renoncer pour éviter un foisonnement obscur.

Que les élèves se soient écrits ou qu’ils se soient projetés dans des personnages, ils ont été à chaque fois invités à faire venir au langage la même dimension de l’expérience, la dimension de l‘habiter, qui, si elle est pensée par les sciences humaines, réfléchie à un certain niveau de généralité, est rarement perçue en propre, en personne, dans sa singularité irréductible : elle relève de la vie sensible immédiate ; elle est vécue le plus souvent de façon inaperçue ou sous forme d’impressions vagues, d’images embryonnaires, qui traversent la conscience et disparaissent. Réussir à s’en saisir ou à s’en ressaisir, c’est, comme l’a si bien dit un élève de seconde, prendre conscience qu’on a vécu une vie plus intense qu’on ne croyait, et c’est encore vivre plus, puisqu’on la revit dans l’écriture et qu’on la fixe, en soi et sur le papier.

Ce n’est certes pas une entreprise facile que de chercher à dire son habitation sensible des lieux ou son habitation imaginaire de soi-même [3] ; elle a pu paraître à quelques-uns trop peu récréative, ou inutile en regard d’exercices plus scolaires ; et on conçoit qu’il puisse sembler vain de s’efforcer de retenir ce qui reste habituellement ignoré et pourrait le rester. Plusieurs, en revanche, nous ont confié que ces efforts de saisie leur avaient manqué, une fois le semestre terminé, une fois disparu ce qu’ils leur avaient apporté : un sentiment plus vif d’existence, et un autre rapport au langage.

Tanguy Viel ne leur a pas demandé en effet de bien écrire, au sens scolaire des termes ; il les a souvent même invités à oublier momentanément le bon usage pour ne se soucier que d’une chose : « transformer de l’expérience en expression », quitte à pousser à leurs limites les possibilités de la langue. Il leur a souvent proposé des textes d’écrivains (Perec, Ponge, Michaux, Artaud, Ginsberg, Blackburn), en les leur présentant non comme des modèles à imiter, mais plutôt comme des exemples remarquables de la découverte à la fois d’une réalité encore inédite et d’un mode de saisie encore inconnu ; ils devaient moins les suivre que les « essayer » sur leur propre expérience, un peu comme des instruments de forage.

Ce que nous avons voulu ainsi, c’est initier les élèves à l’écriture, dans sa difficulté et, si je puis dire, dans sa négativité, ce dont tout écrivain fait l’épreuve quand il cherche à nommer de l’innommé et qu’aucun mot ni aucune forme ne semblent d’abord le pouvoir. Mais cela n’a certes été qu’une initiation, le temps ayant manqué.

Toutefois, comme toujours dans les ateliers d’écriture, quelle qu’en soit la durée, quelque chose d’imprévu, qui cherchait obscurément à se dire, s’empare des possibilités d’expression qui sont offertes, et affleure : quelque chose qui nous requiert.

Lors d’une précédente résidence de Tanguy Viel dans un autre établissement, ce qui s’était fait jour, c’était la pluralité des identités de chacun, et ce qui appelait, c’était la reconnaissance de leur hétérogénéité, et que soit levée l’obligation de les subsumer sous une unité [4].

Ce qui apparaît dans les textes ici rassemblés et qui revient avec une insistance qui étonne, c’est la représentation de soi en monade : « planète esseulée », « comète » perdue « dans l’univers », avec « une forme de fatigue profonde qui [enferme] en [soi]-même », et l’impression d’être « anonyme » :

Je regarde les gens mais eux ne me regardent pas. Je pourrais être un pot de fleur posé sur une fenêtre, une poubelle qui attend d’être vidée, un fauteuil laissé sur la route. Je suis le décor d’une rue dans laquelle on ne s’arrête pas. Les aiguilles d’une horloge ne sont plus que minuit et midi. Je vis. Je m’assois et j’attends comme si j’avais quelque chose à attendre. Je rêve qu’avant j’étais un être humain.

C’est encore une autre idée de l’adolescence, qui n’a plus pour horizon l’âge adulte parce que « l’adulte, lui, finit par -ult. Comme ultime. », mais l’enfance « parce que la perte de cet état est, et restera, une plaie à vif » :

Je n’aime pas l’adolescence. J’ai l’impression d’avoir été arrachée de force sur le quai d’une gare. Qu’on m’a poussée dans un wagon où de sombres inconnus installés sur les banquettes m’attendaient pour fêter ce cap, cette profonde déchirure. […] Et je regarde en cachette le soir, à la lumière des lampadaires du dehors, quelques photos restant de mon enfance.

Cette intensité d’existence que plusieurs élèves nous ont dit avoir trouvée dans l’écriture, on comprend à lire certains de leurs textes combien ils avaient le sentiment qu’elle leur faisait défaut dans ce monde où ils se sentent souvent « comme dépaysés ». Il est difficile de ne pas y percevoir, confusément, une requête.

Sylvie Cadinot-Romerio


Fragments de la vie parisienne, Les élèves du lycée Lavoisier de Paris
avec Tanguy Viel, 978-2-84809-337-6, octobre 2019, éditions Joca Seria
, octobre 2019)

10 janvier 2020
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[1Tanguy Viel était en résidence d’écrivain au lycée Lavoisier grâce au service Livre du Conseil Régional d’Ile-de France qui a alloué une bourse à l’écrivain et une subvention au lycée.

[2Nous n’avons pas demandé aux élèves de pratiquer l’autobiographie mais, si l’on peut reprendre le mot de J.B. Pontalis, l’autographie : d’écrire en leur nom, de s’écrire, certes, mais en deçà ou au-delà des particularités biographiques qui les distinguent.

[3L’on suit ici Jean-Louis Chrétien quand il explique que, pour penser notre intériorité, nous avons presque toujours recours à des images spatiales (L’Espace intérieur, Les Editions de Minuit, 2014).

[4Tanguy Viel a été en résidence d’écrivain (grâce au Conseil Régional d’Ile-de-France) au lycée Alfred Nobel de Clichy-sous-Bois en 2011-2012 et en 2015 : les éditions Joca Seria ont publié les deux ouvrages collectifs qu’il a composés à partir des textes des élèves : Ce jour-là et Autour il y a les arbres et le ciel magnifique… C’est dans ce dernier, autographique, que cet appel est perceptible.