Sylvie Cadinot- Romerio | Ouvrir des possibles
PRÉSENTATION DE LA RÉSIDENCE
par Sylvie Cadinot- Romerio (Professeure de Lettres)
Un projet d’écriture : la publication d’un ouvrage collectif aux Editions Joca Seria
Autour il y a les arbres et le ciel magnifique, publié en 2015 par des élèves du lycée Alfred Nobel avec Tanguy Viel, plus que Ce jour-là paru en 2012 [1], formera le premier pan de ce diptyque. Les deux ouvrages ont certes résulté de la même volonté de répondre à ce qui, en banlieue, requiert avec urgence une action : la difficulté d’être des adolescents, empêchés de se construire par toutes sortes d’empiètements et de dissensions intérieures. Mais, tandis que l’écriture du premier, un roman polyphonique de la ville, les avait amenés à opposer aux fictions qui les enrôlent, d’autres fictions qu’ils pourraient maîtriser, celle du second les avait invités à pratiquer une forme, et à travailler une matière qui, toutes deux, exigent un souci de soi-même et de sa vie sensible : l’essai poétique et la dimension de l’habiter. Si nous souhaitons les proposer de nouveau, c’est que nous entrevoyons en eux la possibilité d’une corrélation.
En effet, quelle que soit sa place sur une carte, tout lieu, s’il est habité, est un centre à partir duquel se déploient le proche et le lointain, autour duquel s’instaurent les paysages et les horizons familiers - ceux qui, dans leur incohésion même, forment comme une enveloppe (une « coquille [2] » dit Abraham Moles) : on les connaît, on peut les reconnaître ; on est tout imprégné des impressions fugitives qu’ils ne cessent de donner, silencieusement. Cette centralité primordiale, inhérente à tout habiter, est cependant, le plus souvent, irréfléchie et muette, vécue à une strate profonde de la sensibilité, dissimulée sous les représentations, géographiques et sociales : elle n’affleure que si on la nomme. Certes selon l’endroit de sa demeure, son affleurement est plus ou moins difficile. En un lieu aussi relégué que Clichy-sous-Bois, cette centralité intime est en si grande discordance avec les discours véhiculés sur la ville, qui la décrient, qu’elle en est déréalisée, qu’elle en vient à paraître presque inconcevable à ceux même qui l’éprouvent. En revanche, au centre historique de Paris, elle entre en coïncidence avec toute une culture sédimentée (combien de textes sur le Jardin du Luxembourg) ; ce qu’elle risque là, c’est de ne pas oser se dire, de s’éclipser sous l’autorité du déjà écrit, avec cette réserve, cette hantise de se tromper, de n’être pas à la hauteur, que montrent souvent les élèves en cours. Dans des endroits aussi différents, les difficultés rencontrées sont donc incomparables (le poids de la relégation spatiale et sociale étant sans commune mesure) ; mais l’expérience atmosphérique de l’habitation y est, comme partout, toujours et paradoxalement enfouie. Elle nécessite à la fois un effort de ressaisissement et un travail sur les formes langagières qu’un écrivain peut seul conduire, comme Tanguy Viel l’a fait dans un lycée de la périphérie, et comme nous souhaitons qu’il le fasse dans un lycée du centre.
Quel que soit le lieu où l’on habite, une telle mise au jour et en mots possède en elle-même sa raison d’exister - par le sentiment d’existence qu’elle donne [3], par l’enveloppement verbal qu’elle permet, par l’attention à la langue à laquelle elle oblige. Mais elle permet en outre de former un diptyque : de mettre en regard des expériences sensibles faites de part et d’autre d’une fracture, et de les rapprocher. En effet, en cette strate primordiale de la sensibilité, comme le dit Nathalie Sarraute, « nous nous ressemblons tous comme deux gouttes d’eau [4] ».
L’exploration de la dimension de l’habiter permet encore d’autres corrélations si on la prend en un sens métaphorique, si l’on sollicite avec elle non plus une sensibilité commune mais un imaginaire commun. En effet, nous nous représentons souvent nous-mêmes en termes spatiaux. Comme l’explique Jean-Louis Chrétien [5], parlant « toujours depuis le monde », nous disant « par le monde et les choses du monde », nous imaginons en nous un « espace » à habiter. Et, tout comme les impressions diffuses de l’on reçoit du dehors, les représentations que l’on se fait « du dedans [6] » exigent un travail poétique sur la langue : la recherche et le dépliement de métaphores vives qui puissent saisir ce qu’il y a de propre et d’irréductible au cœur du commun. Leur écriture a donc de même une vertu éthopoétique : « se figurer (au sens de se donner par l’imagination une figure spatiale), c’est toujours aussi, écrit encore Jean-Louis Chrétien, se configurer, se former et se construire soi-même selon certaines directions de sens, ouvrir l’espace pour de nouvelles possibilités d’être [7] ».
C’est ce pourquoi, dans les ateliers d’écriture qu’il a menés au lycée Alfred Nobel, Tanguy Viel a choisi de travailler cette matière plastique : il a aidé les élèves à faire venir au langage leurs manières personnelles d’habiter mais aussi de s’habiter (ou d’être habité, ou de se chercher, d’être hors de soi, en quête de soi…) ; il les a invités à retourner leur regard vers eux-mêmes et à se réfléchir dans des images à la fois singulières et partageables, sans risque d’exposition, puisque empruntant un détour, un même détour métaphorique [8]. C’est ce travail qu’il accomplira de nouveau avec les élèves du lycée Lavoisier.
Nous allons donc proposer à d’autres adolescents la même démarche d’écriture pour les possibilités littéraires et existentielles qu’elle peut leur offrir et pour l’opportunité qu’elle peut donner à des lecteurs de conférer des textes écrits dans deux lieux presque diamétralement opposés, spatialement et socialement.
Nous n’avons toutefois pas pour seul objectif de reprendre cette démarche ; nous voudrions aussi la mener plus avant en ajoutant à la saisie verbale de la double dimension de l’habiter, son questionnement. Celui-ci a été ouvert à Clichy-sous-Bois : l’écrivain a demandé aux élèves de réfléchir à ce que serait véritablement habiter un lieu [9]. Nous voudrions le poursuivre : habiter, est-ce être dans l’espace, ou comme le dit Mathis Stock [10], « faire avec de l’espace » ? est-ce demeurer ou parcourir, aller vers ? est-ce pouvoir se replier dans sa coquille de paysages et d’horizons familiers ou pouvoir se laisser envelopper par toute leur diversité possible ? Nous voudrions inviter les élèves à mesurer la latitude que recèle la centralité de tout habiter : chercher où finit le proche, où commence le lointain, comment ils se figent ou s’anamorphosent, pourquoi ce qui est au loin paraît hors d’atteinte, comment il peut devenir familier.
Si l’on peut reprendre une dernière fois l’image d’un diptyque, d’un dispositif fait de deux panneaux à la fois séparés et joints, notre projet est d’ajouter, à un premier panneau resté isolé, le second panneau qui lui manque et de réfléchir aux moyens de les relier.
Un projet de lecture : la découverte de la littérature au présent
Le projet de Résidence que nous avons conçu avec Tanguy Viel comporte aussi la lecture de son œuvre et des œuvres qu’il pratique.
La littérature de l’extrême contemporain est difficile à enseigner : on est sans recul historique ni perspective englobante devant une multiplicité d’œuvres singulières [11] et mouvantes parce que toujours en cours d’accomplissement. Mais c’est précisément la singularité et la mouvance de cette littérature qui en rendent la découverte nécessaire : elles sont les conditions qui permettent à l’écrivain un « regard sur son temps pour en percevoir non les lumières mais l’obscurité », car, comme l’ajoute Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain [12] ?, « tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. » Les élèves désirent un tel regard qui les aide à penser leur époque et à se penser eux-mêmes : cette demande informulée apparaît avec évidence dans l’intérêt qu’ils manifestent pour l’étude d’un ouvrage récemment publié et pour sa compréhension au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la postmodernité. La Résidence d’un contemporain « qui sait voir » semble la meilleure des réponses à cette aspiration.
La littérature, plus généralement, est souvent dite en crise à cause de la perte de son pouvoir symbolique dans la culture, à cause d’une désaffection des élèves pour le fait littéraire et son enseignement, à cause du recul de la lecture dans leurs pratiques culturelles. Les inquiétudes que cette situation provoque, quel que soit leur bien-fondé, incitent à des actions qui puissent donner à la littérature une forte présence dans un établissement scolaire, qui puissent faire d’elle à la fois une herméneutique du monde et une expérience. Les différentes formes que prendra
la Résidence de Tanguy Viel au lycée Lavoisier (entretiens en classe, ateliers d’écriture, conférences) iront en ce sens. Son œuvre, en effet, peut être approchée dans le dialogue qu’elle entretient avec la littérature antérieure (par exemple avec Montaigne dans sa série d’essais intitulée Icebergs), un dialogue grâce auquel les élèves peuvent mesurer l’écart entre des horizons historiques différents mais aussi observer leur fusion et mieux comprendre pourquoi toute œuvre, passée ou présente, est à la fois actuelle et inactuelle. Par ailleurs, l’écriture d’atelier telle que la pratique l’écrivain convoque de nombreux textes littéraires dont il fait une lecture créative afin d’en extraire des formes-sens qu’il propose aux participants : ils peuvent ainsi expérimenter, en personne, l’efficace de l’écriture. Enfin, en évoquant avec les élèves au fil des semaines son œuvre en cours, l’écrivain leur offre la possibilité d’épouser la perspective en avant de la création et de faire accomplir à leur regard une révolution.
C’est pourquoi nous avons donné pour second axe à la Résidence de Tanguy Viel la découverte de la littérature au présent.
[1] Les deux ouvrages ont été publiés aux Editions Joca Seria.
[2] Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, La psychosociologie de l’espace, L’Harmattan, 1999.
[3] Tanguy Viel a consacré une séance d’atelier à la saisie d’un moment intensément vécu dans un lieu et au développement de toutes les perceptions concentrées en son souvenir : les élèves devaient les noter au fil de leur réémergence, à la manière de Paul Blackburn dans Bryant Park ; l’un d’eux a écrit : {}« Assis sur les marches d’escalier, le reflet du soleil éclairant la moitié de mon corps, mon dos contre la porte, et la forme des bâtiments autour de moi, l’ombre qu’ils projetaient, la place des fleurs et des arbres aussi, à ce moment-là on aurait dit qu’il n’y avait aucun problème dans le monde, que tout était parfait. »
[4] Nathalie Sarraute, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1934.
[5] Jean-Louis Chrétien, L’Espace intérieur, Les Editions de Minuit, 2014
[6] Henri Michaux, L’espace du dedans, Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1998.
[7] Jean-Louis Chrétien, op. cit. p.12.
[8] Des élèves se sont ainsi figuré leur esprit : « Mon esprit tourne comme une roue qui ne sait pas s’arrêter. C’est un labyrinthe sans fin fait de briques. Un labyrinthe sans toit, immense, perdu, rempli d’énigmes impossibles à déchiffrer » ; « Mon esprit est une forêt, une forêt vaste, très vaste, avec une lumière au bout » ; « Je vois mon esprit comme du vent. Ou bien non. Mon esprit est comme un fleuve, un long fleuve qui n’a pas le même aspect selon l’environnement, ce fleuve se balade à travers le monde pour explorer l’horizon. »
[9] A cette question, une élève avait répondu : « Tous les humains ont un lieu d’habitation favori mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que ça ne leur appartient pas. Ils sont persuadés que ça leur appartient, leur maison, leur chambre, mais s’ils déménagent, ces lieux leur appartiennent-ils toujours ? Bien sûr que non. Habiter vraiment un lieu, ce serait habiter un lieu qu’on serait sûr de ne pas perdre, un lieu qui serait définitif, qui n’appartienne qu’à nous-mêmes, même si on déménage. Mais ce lieu existe-t-il vraiment dans la vie ? »
[10] Mathis Stock, « Théorie de l’habiter. Questionnements », dans Habiter, le propre de l’humain. Sous la direction de Michel Lussault, Thierry Paquot et Chris Younès, La Découverte, 2007.
[11] Comme le dit Tiphaine Samoyault, « plus on lit de littérature contemporaine, plus on rencontre de singularités » (Tiphaine Samoyault, Littérature et mémoire du présent, Editions Pleins Feux, collection « Auteurs en question », 2001)
[12] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages poche, « Petite Bibliothèque », 2008, p.19.