Tristan Mat | Minutes de la multitude
Des jambes de pantalons, des mollets, des chaussures sur les rayures du sol, des sacs. Pas d’horizon. Pas même la fenêtre opposée ou la paroi.
Ce bras, je le vois immobile, tombant, mort. Il aspire mon regard. Il finit par s’élever, se plier, rejoindre son semblable.
Regarder le siège vide vert comme s’il donnait la forme d’une absence.
Le train ne repart pas. Nul ne s’impatiente. Le quai est vide et sous terre. Peut-être que le temps ne passe plus.
Visages proches comme à l’abord du baiser mais à distance dans l’inconnu.
Tentation de descendre à un autre arrêt. Il y aurait une voiture qui te conduirait à une autre vie : normale.
Été : les chairs exposées. Tatouées. Flasques. Sales. Bronzées. Brûlées. Livides. Noires. Affichant les veines. Regarder, appuyé dans le coin, comme passé déjà. Absenté. Sueur.
Le retour toujours plus rapide que l’aller. La journée est faite, les voitures vidées. Des arrêts sont sautés. La fatigue du soir, différente de celle du matin. Le bonheur est de résignation, d’acceptation, d’abandon. Abord d’une mort douce.
Le train entre dans le tunnel, un arrêt, et peu après, le terminus. C’est le vers final, l’accord résolutif. Le rythme est éprouvé dans le corps qui n’a pas besoin de compter pour prévoir la fin. Pourtant le train va de plus en plus vite, le temps s’allonge. Il s’enfonce. Il a dépassé la gare. Est-ce que la traversée souterraine n’aura pas de fin ? Est-ce que le grand jour enfin sera celui d’une autre ville ? Il finit par ralentir, mais la réalité a vacillé un instant.
Trois. Ils sont côte à côte, serrés. J’ignore jusqu’au nom de leur langue. J’observe les gestes, les rires, les moues. Je voudrais me glisser dans cette intrigue qui m’ignore, être la table ou la lampe sur la scène du théâtre.
La porte de la cabine est ouverte : le dos d’un siège noir vide, les deux rails convergeant pour toute perspective.
L’annonce dehors sur le quai par la voix automatique. Elle continue après la fermeture des portes. Nul ne la prononce à cet instant. Nul ne l’écoute. Air vibrant pour quoi ?
Mules avec un motif de léopard, avachies sur le plancher rainuré. Je lève les yeux : un visage âgé et las. Un regard vers moi, un sourire, un mouvement de tête : mon mouchoir est tombé à terre.
Le train s’arrête entre les hautes parois vitrées et lumineuses. Un instant, l’idée du somptueux me frôle, puis j’accommode le regard.
Maintenant, c’est toi le paria. Celui qui pue. Les gouttes de transpiration coulant sur la peau, collante à la fin de la journée. Mais la fatigue rend insouciant.
Tu entres dans le cercle des mots, en silence. Ils sont tirés de l’existence, exposée comme la pièce de viande sur la planche à découper. Tu te loves dans ces phrases que tu oublieras dans un instant et tu t’oublies.
Combien de voix peux-tu suivre avant qu’elles ne deviennent comme l’ombre d’une musique légère ?
Les bidonvilles, les terrains de sport vides, verts. Le fleuve visqueux, la rouille en grille.
Ce sont les lumières qui font le voyage, tremblantes. Chacune est un lointain qui restera inconnu.
Le train s’immobilise, les portes s’ouvrent, se referment. Le moteur tourne, s’arrête. Espace : tes pensées suivent le rythme.
Assis sans s’adresser à personne ici présent, il parle. La voix porte dans toute la voiture. Nul ne le regarde, nul ne semble l’entendre. Penser que c’est la pensée qui se donne ainsi, nue. Sait-elle qu’elle s’expose ? Et lui sait-il l’objet et le sens de sa prophétie ?
Arriver jusqu’au terminus, rester assis, repartir dans l’autre sens, pendant toute la journée. Te sentirais-tu chez toi dans le train ? dans le paysage ? Penserais-tu t’être approché de ton maître ?
Fermer les yeux. Tout est vibration, secousse, aigu en stries. Ralentissement, arrêt, départ. Tu cherches un rythme pour être porté. Bercement. Dégagé de la parole et des gestes. Flottement. Grincement. Métal sur métal. Si tu donnes espace, la douceur arrive.
Penché sur les rainures du revêtement : les pieds en quinconce, posés, poussés, légèrement soulevés, se déplaçant sur place, de travers. Il n’y a pas de danse.
Au long de la route. Voitures à la même vitesse que le convoi, immobiles donc au regard. Vies parallèles et aveugles. Tu pourrais être là et regarder le train. Tu l’as déjà été.
Je me lève pour descendre. Je suis seul dans la voiture. Non, mon stylo est à terre.