1. Il paradiso

(Val de Suse, 24 janv. 2018)

Une lueur vacillante rougeoie à mi-ciel, ourlant d’une écume légère la crête d’une montagne à peine découpée sur la voûte nocturne par le pinceau d’une lune cachée, ou le halo des lumières de Turin, un feu grégeois qui brasille sourdement en enflant peu à peu – et tout à coup le piton du Pirchiriano s’embrase. Dans les villages de la vallée, à Sant’Ambrogio, à Condove, et jusque dans les fonds de Sant’Antonino, les rues donnant sur le mont sont bientôt envahies par des grappes de badauds ébahis, certains en pantoufles, ou la serviette autour du cou, quelques vieillards arrachés par les cris à leur premier sommeil en pyjama de bagne malgré le froid qui pince, la plupart muets, comme devant l’autel quand l’officiant ôte le voile et que le calice apparaît, ou jurant entre leurs dents, incrédules, révoltés : la Sacra brûle ! Des siècles en arrière, les bandes d’hérétiques qui pullulaient dans ces montagnes, les bougres, les vaudois, y auraient vu la punition de Dieu, l’enfer précipité sur les mauvais croyants, et peut-être, pleurant sur leur seuil, quelques dévotes supplient-elles encore saint Michel de les sauver et d’épargner le monument. Car ce n’est pas qu’une forteresse, c’est le Cluny du Piémont, l’abbatia nullius du Nom de la Rose… non seulement des murailles massives et des charpentes séculaires, mais un dédale étagé de corridors, d’escaliers, de cellules nues et de salles sonores où dort un capharnaüm de vieilles choses sacrées, dorées, huileuses, piquées par les vers, des clôtures, des retables, des anges peints au blanc d’Espagne, des châsses vitrées exhibant des bouts d’os, des stèles latines, des surplis de dentelles, et des livres par milliers, Saintes Bibles, traités des Pères de l’Église, Moralia in Job, antiphonaires, manuels d’oraison – et parmi eux peut-être, caché derrière les lourds vélins par un docteur honteux, Le Nom de la Rose lui-même, où les aventures de l’esprit enfantent tous les crimes… et non seulement cette brocante de bondieuseries, mais tout le passé, toute l’Histoire piémontaise depuis Hugues le Décousu, les moines en sandales à brides, les cavalcades en armures, les noces d’enfants de douze ans, les processions royales dévalant à pas lents l’Escalier des Morts, et le vol de la belle Aude aux bras de saint Michel, un prodigieux maelstrom de passions et d’intrigues et d’élévation des âmes…

Le lendemain, à l’aube, alors que les braises rougeoient encore dans le vieux monastère, à Suse, au siège du diocèse, la main qui préside au calendrier, arrachant la page de la veille au moment même où la radio annonce l’incendie, reste suspendue en l’air devant la page du jour qui naît, 25 gennaio, dédié à sainte Agape, martyrisée par le feu au IVe siècle. L’évêque, sous le coup de la stupeur, y a-t-il vu un signe ? Tout parle à qui est avide de sens ; Dieu se manifeste aussi bien dans le monde en lettres de feu qu’en langage muet au plus profond des êtres. Toujours est-il que l’évêque fit exposer sous verre, au mur de la salle des audiences, la légère pelure du 24 janvier, après l’avoir reproduite en tête d’un message pastoral envoyé à tous les curés de la vallée. Plusieurs ont affiché sa supplique (« …que ce désastre soit l’occasion de penser au salut et de nous réformer… ») à l’entrée des églises, accompagnée de photos et de coupures de journaux. L’événement a frappé les esprits jusqu’au fin fond des Pouilles, mais c’est à Turin que les journalistes ont fait montre du plus beau talent, certains se risquant même à l’épopée. Les témoins locaux ne furent pas en reste. La Stampa, le journal de Turin, rapporte ces mots héroïques du recteur : « Je suis prêt à mourir pour la Sacra », et compatit aux larmes du maire de Sant’Ambrogio voyant « les flammes lécher la façade de l’abbaye ». Quant à Modeste, l’un des trois rosminiens qui logeaient sur place, il rend grâce aux « anges de saint Michel », apparus sous les espèces de cinq brigades de soldats du feu, qui ont sauvé le saint monument en l’aspergeant avec l’eau – bénite – de son puits séculaire.

8 mai 2023
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