12/12. derrière nos armures en fumée
LE MÊME PAYSAGE
voyant le même paysage
tu finis par ne plus le voir
voyant les mêmes gens
tu finis par ne plus les connaître
vivant de la même manière
tu finis par ne plus vivre
je proclame cela devant le même paysage
parmi les gens que je connais
depuis toujours
me prenant les pieds
dans la seule vie que je connais
Le blues ordinaire du quotidien, les défaites minuscules, Letitia Ilea en fait des poèmes d’une grande précision, et d’une fausse simplicité. Pas d’emphase, pas de lyrisme, juste le précis énoncé d’un regard dépouillé de toute complaisance. Une écriture qui impressionne par sa forte sobriété, par sa capacité à nous faire partager beaucoup en si peu de mots.
En roumain, "voir des chevaux verts sur les murs" signifie imaginer des choses impossibles, des choses qui n’arriveront jamais. Même l’utopie a le blues, donc, parce que la vie abîme, parce que la vie use peu à peu, et fait jaunir les vieilles photographies.
d’ici ne parviennent aucune voix
aucun bruit.
aucun sourire
aux alentours
chute sans fin
pas une main
qui ne retient.
bientôt
l’araignée aura
enveloppé la mouche
en entier [1]
Et pourtant, même si le blues est là, même si l’on se demande parfois à quoi bon avancer, même si « le matin a des angles tranchants », même si « personne ne viendra assouvir la vieille soif de mon cœur » et qu’il existe des « jours où même la respiration est une corvée », avoir le blues est également une force : ressentir signifie que l’on est pleinement en vie. C’est cette ambivalence des sensations qui est en jeu au sein des poèmes de Letitia Ilea. La mort est partout, elle a emporté le père, elle emporte les amis et le temps sape les convictions, mais la vie demeure, toute futile qu’elle soit.
nous parlons
nous égarons de grands porjets
mensuels annuels personnels
autour de tables basses
nous faisons la guerre dans nos petites cuillères à café [2]
Et l’écriture est aussi là pour rendre hommage, que cela soit aux gestes presque invisibles du quotidens, aux élans intimes, mais aussi aux êtres : les compagnons d’écriture et ceux – tout simplement – de la vie.
Le Blues prend la douce amertumes des sensations les plus vraies.
NE ME DEMANDEZ PAS
comment je vais
ne vous inquiétez pas
ne m’appelez pas
je suis bien contente radieuse
j’ai réalisé tout ce que je voulais
j’ai plein de projets
tout marche comme sur des roulettes
la tristesse la solitude les futilités
sont depuis longtemps oubliées
par contre je ne sais d’où vient
cette chemise en fil de barbelé
que je ne parviens pas à retirer
Et le poème se pose la question de sa propre capacité à affronter le monde
QUELLE METAPHORE
trouver pour mes larmes d’enfant
pour mes larmes à la mort de mon père
pour mes larmes présentes
que l’on distingue
seulement avec beaucoup d’entraînement
Et l’on peut même rire d’être en vie, voire avoir envie d’adopter le lecteur de son propre livre ou de l’inviter à prendre une bière, parce que le blues, en définitive, maintient éveillé, comme le désir de voir galoper des chevaux verts sur les murs. En attente de lendemains meilleurs, auxquels on croit sans y croire.
je viens d’une autre planète
et je ne sais pas si je serai encore là
quand le vaisseau mère
viendra me récupérer [3]
Un entretien avec l’auteur est disponible sur le blog des éditions du Corridor Bleu.
Traduit du roumain par Fanny Chartres à qui remue.net doit des inédits d’Ana Maria Sandu, ou de Gheorghe Crăciun