Le vermouth aidant, je me suis pris à rêver. Si j’étais romancier, et non chroniqueur, si je croyais aux vertus de l’imagination pour combler les lacunes du passé, je vous inventerais un
Roman de Marie et d’Esprit [1] aussi véritable que celui qu’ils ont vécu à la Providence. Ce maquisard tombé un jour de juillet parmi les sœurs, qui ne voit déjà plus que d’un œil, et à travers un brouillard, beau comme un condottiere, que Marie peut regarder en face sans qu’il la croie dévergondée, cet infirme héroïque aussitôt l’émeut. Elle s’en défend, le rabroue un peu, le poursuit en sainte nitouche de ses agaceries. Par pudeur, elle tait son sentiment à Claire, la complice de son enfance, l’amie parfaite, qui a choisi la voie étroite, sœur Albe comme il faut à présent la nommer (et si blanche en effet, une jarre de crème, qu’on voudrait y passer la langue, n’était la guimpe), qui l’a introduit dans l’établissement à sa sortie de l’école d’infirmière. Esprit, c’est autre chose. Il n’est pas la tentation, mais l’énigme. Son charme tient moins du corps que de l’esprit. Si Claire tente la main, lui tente l’âme, cet organe mystérieux que toutes ici possèdent, qui les comble apparemment d’une vie opulente, dont elle se sentait jusqu’ici dépourvue, trop réaliste peut-être – jusqu’à cette rencontre. Elle s’impose peu à peu auprès d’Esprit. Il reconnaît son pas et sourit à son approche. Elle l’appelle Sapristi, se fait appeler Mariette, ils en rient innocemment. Les préliminaires sont longs. La Libération est venue, puis la Sainte-Philomène, et avec elle le photographe. Derrière les petits sourds-muets, les lourdes hirondelles de messe et les femmes de tâche, sont alignés d’anciens maquisards sauvés par la Providence. Esprit est parmi eux, au milieu du rang, en équilibre instable sur un banc, appuyé des deux mains sur les épaules de Marie, qui s’affaisse un peu devant lui et sourit. Derrière le groupe, sur un calicot tendu au mur de la chapelle, se lit un verset de l’Écriture : NOLITE ITERUM IUGO SERVITUTIS CONTINERI. Quand le photographe sort de son chaperon, replie le soufflet et le trépied de l’appareil, tous s’avancent en tumulte vers une longue table dressée dans le parc, devant la grotte. Des carafes d’eau de réglisse y attendent les sœurs et une grande fiasque de vin de noix les messieurs. Après un bref discours de Mère Moïse (« Ne succombons pas de nouveau au joug de la servitude… »), où certains entendent une mise en garde contre les communistes, qui tiennent à présent le haut du pavé, une chorale d’enfants aux voix acidulées entame un pot-pourri de chansons traditionnelles entrecoupées d’hymnes.
Marie cependant, conduisant Esprit par le bras, comme dans les vieilles fables où les dieux prennent forme humaine pour nous abuser, Marie s’est éloignée à pas lents dans le parc, qui s’épaissit bientôt de quelques bouquets d’arbres. Le vin de noix lui a monté à la tête, elle trébuche sur une racine, se retient à son malheureux compagnon. Leurs corps se frottent, Esprit la prend instinctivement dans les bras… Elle rit un peu : « Si on nous voyait… » Mais il n’entend pas plus qu’il ne voit le danger. Il la cherche, façonnant de la pulpe des doigts son visage, l’arrachant peu à peu au néant d’où jaillit sa voix, il soupire « Que tu es belle… ». Sa main glisse sous une mèche folle, effleure sa tempe, où perle un peu d’écume, il apprivoise de l’index le petit serpent convulsé niché dans son oreille … Marie a fermé les yeux, elle frémit, abandonnée à cette main aveugle qui dessine à présent sa bouche, modèle son menton, son cou, qui s’attarde au creux de la clavicule… Elle se reprend, l’entraîne un peu plus loin, dans un bosquet, elle l’adosse contre un arbre… La scène interrompue reprend. La main d’Esprit erre sur sa gorge, se glisse sous le corsage, rabat gauchement la bretelle du soutien-gorge, la peau s’offre et tout le volume, tiède et souple, où saille un bouton dur qu’il agace du pouce puis sa main descend, épouse le creux de la hanche ah laissez-moi, laissez-moi rêver Livia [2] est dans mes bras, le corps chargé d’électricité, frissonnant au bord du lac d’Avigliana dans un faible remugle de vase, le clapotis de l’eau sous une barque noyée, et un oiseau tout à coup qui crie…
Elle s’arrache à lui, le prend par la main et le reconduit vers la fête. L’assistance s’est dispersée, le parc bruisse d’un brouhaha de conversations indistinctes, un faisceau de joncs froissés d’où s’échappent les cris aigres des jeunes choristes, dont la troupe indisciplinée joue à cache-cache avec les sourds-muets. Quelques sœurs noires, les lèvres tachées de réglisse, jacassent devant la chapelle. Les hommes, eux, se pressent toujours à la table autour de Mère Moïse. Une nuée de verres tachés entoure la fiasque de vin de noix, où ne stagne plus qu’un moût épais à la robe obscure, un philtre. On se remémore la prise de Romans, qui fut héroïque, à laquelle plusieurs ont participé. [...]