5. Le passé
Je lis et je revis notre aventure. Je revois l’inconnue échappée d’un Titien au milieu des gaz lacrymogènes balayant le viaduc de La Maddalena le lac semé d’étoiles, la forêt brouillonne, un cri déchirant dans la nuit ses lèvres, sa peau tiède sous ma paume, et ces mystères dont aucun mot n’approche ses talons qui sonnent sous les arcades sur les pavés bosselés de la via Appia une taverne aux catacombes d’où s’élève une voix aveugle, Ti voglio bene assai… la tombe de Keats, de Gramsci, tout va finir… Je revois des tables chargées de vin et de poissons, des paysages nocturnes, des chambres de passage, mais d’elle, presque rien : une masse de cheveux tourbillonnants, ses dents de carnassière riant sous les lèvres retroussées, la cicatrice d’une aile à son épaule… [...] Et après des mois d’absence, cette silhouette entrevue dans la nuit turinoise, ultime apparition, lourde et gonflée, comblée de son désir, portant cet enfant que je ne connais pas, que notre rupture lui a donné. J’ai rêvé malignement qu’il était de moi. Qu’en disent les nombres ? Rendent-ils la chose impossible ? Plus que les nombres, la terrible volonté qui nous a arrachés l’un à l’autre…
Combien d’années pour effacer deux fois quatre saisons ? J’étais guéri en apparence, et insouciant, mais le passé me hantait. On peut se consoler d’un ami disparu, et même du décès de ses parents, mais se défaire d’un grand amour, impossible. Depuis six ans, elle me poursuit et m’habite. Je m’étais interdit de prononcer son nom, mais l’évoquais en secret tous les jours, comme ces dieux lares qu’à toute occasion consultaient les Anciens, leur demandant la permission de vivre et d’agir. Qu’un beau paysage se déploie, que la lune coure dans les nuages, j’étais aussitôt tenté de les lui offrir. Depuis que j’ai relu ces pages, j’ai basculé hors de moi. Tout me fait signe. Le Tristan et Yseult de Bédier dans une vitrine au milieu de vieux livres, me voilà figé sur place. Une Vierge à l’enfant, une mèche flottant hors d’un chignon crépelé, mon cœur se serre. Le Caruso de Lucio Dalla, la douleur enfouie me submerge, à peine plus légère qu’autrefois.
Je repense à Claudel, le gros bigot, le grave ambassadeur, assistant sous l’Occupation au Soulier de satin, qu’il n’avait jamais vu sur scène, et éclatant tout à coup en sanglots : la voilà, c’est elle, perdue depuis quarante ans, dont il ne sait plus rien, dont il ne reste que le fantôme en lui, et une fille cachée quelque part en Belgique… En confessant ses amours perdues, il a écrit pour tous les amants séparés. Il me suffit d’un verset du Soulier (« Ah, c’est par cette blessure que je te retrouve ! C’est par elle que je me nourris de toi comme la lampe fait de l’huile… »), il me suffit d’entendre le nom Prouhèze, ou bien Ysé, sa sœur du Partage de midi, pour subir le maléfice : mes viscères se nouent, les larmes jaillissent, je reste sans force, peuplé de souvenirs, rêvant ce qui n’est plus, aussi défait que l’autre au bord de la scène, qui souffre au vu de tous…
L’insomnie me tourmente. Plutôt que manger la fleur du nénuphar, comme on le conseillait autrefois dans les campagnes, j’ai eu recours à la chimie. Les comprimés m’endorment, peu et mal, mais agitent mon sommeil de rêves insistants. « Nombreux effets indésirables », prévient la notice. J’éprouve la plupart d’entre eux, même réputés peu fréquents (« agitation, rêves anormaux, cauchemars, sueurs nocturnes… ») ou rares (« troubles de la mémoire, vertiges, palpitations… ») – et même, moi qui n’avais plus de désir, ce sursaut de vie : « augmentation de la libido. »
J’ai souvent prétendu gouverner mes rêves (nous le pouvons tous : ne s’éveille-t-on pas au milieu d’un cauchemar ?), mais certains événements les suscitent avec une telle violence, ils nous saisissent avec une telle autorité qu’on en demeure infirme – jamais, depuis la perte de Livia, comme ces dernières nuits, en proie à de rêves tyranniques qui me laissent accablé et épuisé. Je m’y regarde vivre, l’œil ouvert au cœur du sommeil, conscient mais impuissant, protestant muettement contre le dieu caché qui manigance les scènes, me jetant dans les lieux d’autrefois, au milieu de personnages qui ne sont que des ombres, médiocres ou outrageux, trop naïfs pour être humains, ou au contraire rusés en diable, surgis du passé à l’improviste, théâtre incohérent où Livia se montre quelquefois, mais n’est le plus souvent qu’un désir frustré, et où joue sa partie un homme sans âge, sans visage, sans identité stable, que je sais être moi-même, mais réduit à un monstrueux conglomérat de sentiments qui me font honte, et privé du seul organe qui puisse dire je sans mentir, ma raison.
[1] Voir L’Oca nera (La Thébaïde, 2019)