7. La grotte des Fées
Là, à droite, sur un pan de rocher plat comme une ardoise, se détache une épigraphe tracée d’une main tremblante, peut-être de colère, les derniers mots raturés par la branche d’une grande croix centrée sur le nom honni, à la façon d’une cible :
DREYFUS EST UN JUIF
À BAS DREYFUS
impeccable syllogisme qui rappelle que la raison, quand elle se mêle de conduire l’Histoire, peut être sœur de la folie (Baruch, le maître de Livia, qu’elle tentait de m’enseigner à chaque occasion, ne l’a-t-il pas écrit en son temps dans son patois latin ?) Cette paroi est un supplément du Petit Vingtième ; on y lit non loin, sous une inscription violette indéchiffrable : « TROTSKY 1934 ». Supercherie ? Ce n’est pas sûr. À cette époque, le vieux bolchévique a vécu quelques mois à Domaine, près de Grenoble ; il a pu fréquenter le Vercors – quoiqu’on l’imagine mal assez fat pour laisser son nom dans la nuit des grottes, et de plus dans la langue de son exil ; à sa place, par souci de véracité, ou par mélancolie, je l’aurais écrit en cyrillique : ТРОЦКИЙ. Vraie ou fausse, pour un cinéaste ou un romancier, quelle belle scène : l’apôtre de la révolution permanente en équilibre instable sur les roches glissantes, ses lorgnons sur le nez, une lampe à carbure à la main, un éclat de charbon dans l’autre, traçant une à une ses lettres d’une main malhabile (elle semblent d’un enfant, mal formées, de hauteurs inégales, certaines curieusement penchées), sans s’inquiéter de l’inscription haineuse qui souille la paroi – mais, prenant un peu de champ, la caméra la découvre et s’y attarde, et l’on entend quelqu’un la lire avec l’intonation des voix qui se sont tues, endormies dans les rouleaux de cire, vilipendant Dreyfus et Trotski et tous leurs coreligionnaires, comme on disait alors, bien qu’on visât moins la religion que la race, et que celle-ci fût factice, fruit de la culture plus que des gènes... À moins que ce nom ne garde le souvenir d’une aventure occulte… Peut-être, subjuguée par ses yeux myopes et sa barbiche d’apothicaire, une jeune militante l’a-t-elle conduit là pour le divertir de ses travaux sévères, et leurs corps s’étant frôlés dans l’étroit couloir menant à la chambre secrète, y ont-ils buté l’un sur l’autre dans la pénombre, au milieu des vieux aveux, s’accordant en un tournemain, comme une servante et un garçon de ferme échappés de la vogue où ils se sont rencontrés, la montagne se mettant bientôt à soupirer, à gémir, à ahaner, jusqu’à ce qu’un dernier cri s’étouffe dans la nuit.