7. La grotte des Fées

La grotte des Fées, 16 juin 2019

La lampe tire alors des ténèbres une salle aux parois laiteuses qui semblent avoir été taillées de main humaine. Au fond s’ouvre une fissure haute et étroite qui s’enfonce en serpentant dans la montagne. On avance à tâtons dans le halo blafard de la frontale, entre des parois bosselées couvertes de calcite dont les grains, accrochant la lumière, brasillent tout à coup devant soi en brèves constellations ; la roche sue, fluant en larges coulées de cire, ou bien lépreuse, hérissée de pustules, grêlée de stigmates, parfois peuplée d’un essaim de moucherons troglophiles qu’on reste à observer en s’étonnant des sens mystérieux dont la nature les a dotés pour affronter cette vie aveugle. Puis la voûte s’envole à une hauteur vertigineuse, drapée de concrétions calcaires que le faisceau de la lampe sculpte de replis ombreux, vastes linceuls plissés cachant des créatures aux formes fantastiques. On va ainsi un moment à la poursuite d’une ombre mobile, le pied glissant sur les pierres polies par les torrents souterrains qui ont coulé ici pendant des millénaires, de plus en plus étranger à soi-même, comme si l’on remontait le temps, et quand le couloir s’évase en une sorte de cabinet noir, on se prend à rêver d’y vivre à son aise jusqu’à la fin, seulement nanti d’un briquet, de chandelles et de quelques livres, à jamais déchargé du souci de son humanité. Enfin le couloir se resserre, tourne à gauche, on commence à étouffer dans ce boyau qui conduit dieu sait où, les terreurs de l’enfance se réveillent, nous voilà au fond du Sneffels… La curiosité nous sauve : les parois sont couvertes de graffitis. Pas trace des maquisards qui s’y étaient cachés en juillet 44, après la débâcle, mais les noms des valets de ferme des environs venus ici jouer à Cro-Magnon, et celui des amants clandestins (« Je t’aime MARCELLE RENESSON je t’aime le 26-7-1913 Écrit par ALFRED Carmigione ») qui y ont assouvi un désir irrité par l’interdit – parmi lesquels j’ai découvert avec surprise le nom marital de Mireille Provence, « Reboul 1922 » (mais elle n’était alors qu’une enfant). On trouve encore au sol, entre les pierres, des débris du charbon de bois qui leur a servi à écrire.

Là, à droite, sur un pan de rocher plat comme une ardoise, se détache une épigraphe tracée d’une main tremblante, peut-être de colère, les derniers mots raturés par la branche d’une grande croix centrée sur le nom honni, à la façon d’une cible :

À BAS LES JUIFS
DREYFUS EST UN JUIF
À BAS DREYFUS

impeccable syllogisme qui rappelle que la raison, quand elle se mêle de conduire l’Histoire, peut être sœur de la folie (Baruch, le maître de Livia, qu’elle tentait de m’enseigner à chaque occasion, ne l’a-t-il pas écrit en son temps dans son patois latin ?) Cette paroi est un supplément du Petit Vingtième ; on y lit non loin, sous une inscription violette indéchiffrable : « TROTSKY 1934 ». Supercherie ? Ce n’est pas sûr. À cette époque, le vieux bolchévique a vécu quelques mois à Domaine, près de Grenoble ; il a pu fréquenter le Vercors – quoiqu’on l’imagine mal assez fat pour laisser son nom dans la nuit des grottes, et de plus dans la langue de son exil ; à sa place, par souci de véracité, ou par mélancolie, je l’aurais écrit en cyrillique : ТРОЦКИЙ. Vraie ou fausse, pour un cinéaste ou un romancier, quelle belle scène : l’apôtre de la révolution permanente en équilibre instable sur les roches glissantes, ses lorgnons sur le nez, une lampe à carbure à la main, un éclat de charbon dans l’autre, traçant une à une ses lettres d’une main malhabile (elle semblent d’un enfant, mal formées, de hauteurs inégales, certaines curieusement penchées), sans s’inquiéter de l’inscription haineuse qui souille la paroi – mais, prenant un peu de champ, la caméra la découvre et s’y attarde, et l’on entend quelqu’un la lire avec l’intonation des voix qui se sont tues, endormies dans les rouleaux de cire, vilipendant Dreyfus et Trotski et tous leurs coreligionnaires, comme on disait alors, bien qu’on visât moins la religion que la race, et que celle-ci fût factice, fruit de la culture plus que des gènes... À moins que ce nom ne garde le souvenir d’une aventure occulte… Peut-être, subjuguée par ses yeux myopes et sa barbiche d’apothicaire, une jeune militante l’a-t-elle conduit là pour le divertir de ses travaux sévères, et leurs corps s’étant frôlés dans l’étroit couloir menant à la chambre secrète, y ont-ils buté l’un sur l’autre dans la pénombre, au milieu des vieux aveux, s’accordant en un tournemain, comme une servante et un garçon de ferme échappés de la vogue où ils se sont rencontrés, la montagne se mettant bientôt à soupirer, à gémir, à ahaner, jusqu’à ce qu’un dernier cri s’étouffe dans la nuit.

9 novembre 2023
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