#8 Sur le sable

Résumé : Nous avions bifurqué, lors de l’exposition, pour découvrir une séance photo inconnue du public où Norma Jeane, jeune modèle, posait avec une troupe de théâtre sur une plage de Malibu devant l’objectif de Joseph Jasgur. À ce propos, souvenez-vous : dans chaque salle, un guide parle, évoque le contexte des séances, la vie des photographes. Mais il n’est pas le seul. Par moments, un spectateur (ou une spectatrice on ne sait pas) intervient à mi-voix pour donner son point de vue. Justement, le voici.

Je me souviens. Tu es là, dix-neuf ans, tu ris dans ton maillot de bain deux pièces sur lequel un oiseau s’envole, dessin stylisé au-dessus du sexe, habillant le ventre – mais non, ce qui couvre la peau c’est le tissu, ne mélangeons pas, l’oiseau s’il s’envole c’est déjà une image.
Tu es toute menue, on voit tes côtes, tu as de plus longues jambes que plus tard, tu ris en faisant semblant de t’échapper, le corps à moitié tourné vers l’arrière, le bras droit levé en guise de semi-défense tandis qu’un moustachu, caleçon long à rayures, distant de toi d’un ou deux mètres, joue à te poursuivre, une main ouverte et un poing fermé. C’est tout, c’est simple, un homme et une femme miment une scène burlesque devant la mer, soleil droit devant, photographiée par un tiers. On imagine qu’ensuite il va tenter de l’attraper, qu’elle poussera des cris, qu’il la soulèvera, la fera tournoyer sur fond de ciel clair, de vagues grises et pâles. C’est tout, c’est simple. Pourtant à certains endroits, à certaines époques, rire, courir, se promener en maillot les cheveux détachés semble devenir, c’est fou, acte de résistance.
L’oiseau, c’est une mouette.

Qu’est-ce qu’ils ont, certains, contre l’arrondi des hanches et l’ondulation des boucles, la courbure des cils ? Qu’est-ce qu’ils ont contre la trace du fleuve, les rivières, les nuages, les ponts, les pieds nus, la pulpe des doigts et le sable entre les orteils, le désir de faire l’amour qui vient en courant, en fendant les flots et les airs ? Contre la douceur des fesses et des bras, la peau qui frémit ? Je poserai la question toujours.
Avant même tout formatage, à dix-neuf ans il y a une fille qui court sur une plage, elle semble heureuse, veut partager le présent avec qui la regarde tandis qu’un moustachu derrière elle fait l’imbécile. Il ne menace pas, il ne prend pas de force. Ils finissent bras dessus bras dessous, avançant d’un même pas comme un duo de clowns.
Marilyn Chaplin. Un air de Mabel Normand.
La jolie fille, ici, n’est pas une pin-up, n’incarne pas le désir de l’autre, même à en déclencher le processus. C’est elle qui désire, échappe, court avant de marcher comme Charlot. Elle rayonne, elle avance, lance, projette. Elle n’attend pas que ça vienne, que ça lui tombe dessus, qu’on la désigne, élue, et la réduise à ça, pétrifiée, marionnette.
Voilà ce qui aux yeux de certains paraît insupportable, aujourd’hui encore.
L’aurais-tu dit ?

*

Bonus : En écrivant Volte-face, j’ai découvert l’existence de nombreuses femmes d’importance, à Hollywood, dont Mabel Normand que nous retrouverons dans le prochain épisode. Modèle, actrice, réalisatrice et productrice, oubliée aujourd’hui, elle fut pourtant l’équivalent de Chaplin à l’époque du muet. Dans la version française de certains courts-métrages qu’elle tourna avec lui on constate, en lisant le générique, que c’est elle, Mabel, qui donne son titre au film, et non "Charlot" comme en français.
Ci-dessous, un court-métrage de 1912 dans lequel on verra que, quelque soit le genre sous lequel elle se présente pour préserver sa liberté, elle incarne l’objet du désir.

5 février 2020
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