[24] « père mère sœur, épouse amie, tu me tiens lieu de tout… »
Bibliographie de cet article :
Yukio Mishima, Madame de Sade [1965], théâtre, version française d’André Pieyre de Mandiargues, Gallimard, 1976.
Mme de Genlis, Mémoires, collection Le Temps retrouvé, Mercure de France, 2004.
Charles Pinot-Duclos, Histoire de Madame de Luz, anecdote du règne d’Henri IV [1740], roman, La Table Ronde, 1993 ; collection La petite vermillon, 2001.
Remerciements particuliers à Martine Sonnet pour L’éducation des filles au temps des Lumières, préface de Daniel Roche (Cerf/CNRS éditions, 2011) et les tirés à part : Le savoir d’une demoiselle de qualité : Geneviève Randon de Malboissière (1746-1766) ; Geneviève Randon de Malboissière et ses livres. Lectures et sociabilité culturelles féminines dans le Paris des Lumières ; Lire par-dessus l’épaule de Manon Phlipon [1] : livres et lectures au fil de ses lettres aux demoiselles Cannet (1772-1780) ; La lecture dans les petites écoles ; L’éducation des filles à l’époque moderne, qui composent un tableau d’ensemble vif et précis de ce que pouvait être l’éducation d’une fille dans les années qui nous occupent ici.
Le mariage entre Donatien Alphonse (Aldonse ou Aldonze, en provençal) François de Sade et Renée Pélagie de Montreuil reçoit l’agrément de Louis XV à Versailles le 2 mai 1763. Elle a vingt-deux ans, lui vingt-trois. Elle est gauche, il est abasourdi. Un contrat, où chacun ménage les intérêts de son rejeton, est signé entre les deux familles le 15 mai, rue Neuve-du-Luxembourg, dans l’hôtel particulier de M. de Montreuil. Tout s’enchaîne, le mariage est célébré le 17 mai dans l’église Saint-Roch neuve et décorée de miracles et martyres ; une prédication, une bénédiction et maintenant à Dieu va !
Mais elle, avant ?
Renée Pélagie était née à Paris le 3 décembre 1741, baptisée à l’église Saint-Eustache le lendemain. Elle était l’aînée de cinq enfants, trois filles dont Anne Prospère qui partirait en Italie filer le bel amour avec son beau-frère, et deux garçons. Son père Claude René Cordier de Launay avait été président à la cour des Aides [2] de Paris, il en était président honoraire depuis 1754. Il avait hérité du château d’Échauffour, au lieu-dit Le Vieux Bourg, dans l’Orne, et de la seigneurie de Montreuil-Largillé qui en dépendait et dont il avait adopté le nom. La mère de Renée Pélagie, Marie Madeleine Masson de Plissay, dite la présidente de Montreuil, avait pour seule ambition de briller dans le grand monde. D’où le mariage envisagé, discuté puis conclu. Elle s’en mordit les doigts. Bien sûr, anticipait-elle, il ne faudrait pas longtemps pour que Donatien se lasse de Renée Pélagie et installe une maîtresse régulière, actrice ou cantatrice, dans une « petite maison » au-delà des barrières, la pratique était ordinaire dans ce milieu, à cette époque. C’est autre chose qui arriva. Elle n’avait pas compris la non-résignation à tout ordre social de son gendre qui ne voyait pas de différence entre un mariage arrangé et un adultère établi, entre une allée principale et sa contre-allée parallèle. Il refusa de participer à ce jeu de ping-pong entre l’acceptable et l’interdit, ce qu’il voulait c’était lancer la balle vers le ciel et atteindre le soleil.
L’éducation reçue par Renée Pélagie l’avait préparée à épouser le mari que ses parents choisiraient pour elle et à s’adapter à ce qui va avec – sûrement pas à ce que soient exposées en public les relations de M. de Sade avec des prostituées ni à solliciter des magistrats en sa faveur, encore moins à le visiter autant d’années en prison, à recevoir des lettres parfois amoureuses, parfois injurieuses, à répondre à des commandes d’objets les plus divers, à louer pour lui chez Mérigot des relations de voyages, récits historiques, poésies, romans, à lui procurer de l’encre, des plumes et des cahiers afin qu’il écrive des pièces de théâtre, enfin à relire et annoter des manuscrits « fermement écrits », comme elle disait. Vivre avec un tel homme était-il compliqué ? Si on le lui avait demandé elle aurait sans doute répondu comme Giuletta Massina à propos de Fellini : « C’est en tout cas plus intéressant que de vivre avec un imbécile » car sa constance pendant trente ans fait dire qu’elle prit son mariage au sérieux, si ce n’est avec plaisir.
Mme de Sade mettra au monde trois enfants. Louis Marie, né le 27 août 1768, lieutenant au 2e régiment d’Isembourg [3], mourra en Italie lors d’une embuscade tendue par les Napolitains révoltés contre les armées de Napoléon, le 9 juin 1809. Claude Armand, né le 24 juin 1769, aura quatre enfants dont la descendance perpétue le nom des Sade jusqu’à nos jours, il mourra le 10 mai 1847. Madeleine Laure, née le 4 avril 1771, mourra le 18 janvier 1844, nous en savons encore moins sur elle que sur sa mère.
Lorsque Sade est libéré le 2 avril 1790, Renée Pélagie a commencé de prendre ses distances. Elle vit maintenant au couvent Sainte-Aure rue Neuve-Sainte-Geneviève [4], aujourd’hui rue Tournefort, dont les religieuses louaient une quarantaine de chambres à des « dames de qualité » (sans qu’elles aient l’intention d’entrer dans les ordres). Si l’on en croit Mishima, le lendemain Mme de Sade rendit visite à sa mère. Elle se trouvait dans le salon en compagnie d’Anne Prospère sa sœur cadette (ressuscitée pour le troisième acte), de la dévote baronne de Simiane et de l’effrontée comtesse de Saint-Fond (nom emprunté à Juliette) lorsqu’on sonna à la porte. « Allez voir, Charlotte », dit Mme de Montreuil. La femme de chambre revient bientôt, le visage chiffonné. « Le marquis de Sade est à la porte. Puis-je le faire entrer ? » Silence. « Est-ce que je dois le faire entrer ? – Quel air a le marquis ? demande Mme de Sade. - Il a tellement changé que je peinais à le reconnaître. Est-ce que je dois l’introduire ? » Les regards des cinq femmes sont tournés vers Mme de Sade. Un précipité d’affects et d’images la paralyse. Elle est à nouveau submergée par la douceur et les rages de son mari, sa tendresse, ses impatiences, ces traits contradictoires avec lesquels elle n’a jamais su bien composer, père mère sœur, épouse amie, tu me tiens lieu de tout, je n’ai que toi, ne m’abandonne pas, lui avait-il écrit il y a longtemps [5]… C’est du plus profond d’une torpeur sentimentale qu’elle ouvre la bouche : « S’il vous plaît, dites-lui qu’il s’en aille. Et dites-lui encore ceci : …˜…˜La marquise de Sade ne vous reverra jamais.’’ » Était-ce ce qu’elle voulait dire ou fut-elle stupéfiée par ses propres paroles, on ne sait pas. La suite s’écarte de la version de Mishima puisque Mme de Sade revoit son mari le 23 septembre pour la signature devant notaires de l’acte de séparation de corps et d’habitation. Elle doit veiller sur les intérêts de ses enfants, argumente-t-elle pour exiger ensuite la liquidation des biens. Elle se montre plus combative en tant que mère qu’en tant qu’épouse. L’audace, voilà une qualité que M. de Sade devra désormais affronter. Reconnaître sa patience, sa persévérance, son dévouement et sa fidélité – non. Ces qualités-là sont des devoirs, dirait-il avec raison, elles n’ont rien d’admirable. Mais cette audace nouvelle contre lui, oui. L’époque, son éducation, son milieu l’auront empêchée d’en faire preuve avant qu’elle ne le quitte.
Neuf ans plus tard, château d’Échauffour. À l’affrontement a succédé l’indifférence. Un après-midi de printemps où la pluie brouille les distances, vous avez marché jusqu’à elle et aperçu sa silhouette derrière un rideau de dentelle bleue. Vous savez ce qu’elle fait : elle lit une lettre qu’elle vient de recevoir.
« Versailles, rue Satori, chez Brunelle traiteur n° 100. 4 frimaire an VIII [25 novembre 1799].
« Je vous demande avec la plus vive instance, Madame, de me permettre de rentrer avec vous, mon âge doit suffisamment, je crois, vous répondre de ma conduite, et mon inviolable attachement pour vous… mon respect, tous les sentiments que vous êtes faite pour mériter enfin, doivent vous être des garants plus certains encore. Je voudrais bien Madame ne pas mourir isolé… loin de vous et de mes enfants, réunissez-nous tous, vous le devez. Je ne vous serai point à charge ; mon intention n’est point de vous gêner en rien. Je serai chez vous comme votre pensionnaire ; je vous paierai mon logement et ma nourriture soit à Paris soit à la campagne, et ne jouirai de votre société qu’aux instants où vous voudrez bien me le permettre. Le temps, j’ose espérer, a dû ralentir tous les sentiments qui, dans vous, pouvaient peut-être apporter quelques oppositions à ce projet, et j’attends de votre cœur une résolution favorable. Si je suis assez heureux pour que vous acceptiez, vous m’enverrez le modèle des conditions, et quelles qu’elles soient, dès que la clause en sera notre réunion vous ne devez pas douter qu’elles ne soient à l’instant acceptées. Ce ne sont plus des secours que je vous demande, la loi va lever mon séquestre, s’il ne l’est déjà lorsque je vous écris, je serai donc par là, très en état de faire face aux engagements que vous me dicterez… »
Le rideau se soulève. Elle vous a remarquée, elle vous observe, là, immobile sur le vieux pont, rêveuse. Vous connaît-elle ? Non. Quelqu’une qui admire le bâtiment, imagine-t-elle. Le rideau retombe. Elle reprend sa lecture.
« Dans le cas de votre refus, Madame, refus qui me désespérera sans doute, mais dans cette cruelle supposition enfin, je vous prie alors d’accepter ma proposition de divorce, en vous réservant tous vos droits, parce que j’ai besoin d’une compagne et d’une société que des nœuds puissants enchaînent à moi jusqu’à mon dernier soupir, et qui, d’après ces liens, aura pour moi d’autres soins que ceux qu’on reçoit de l’intérêt ou de la simple amitié. L’isolement me fait peur, je ne puis me résoudre à y finir ma vie.
J’attends votre réponse avec empressement – en vous suppliant à genoux de donner la préférence à celui des deux partis qui doit me réunir à vous.
Je suis avec respect,
Votre obéissant serviteur,
Sade.
J’embrasse mes enfants [6]. »
— Il t’embrasse, dit-elle à Madeleine Laure qui est entrée dans le salon et a reconnu l’écriture de son père sur l’enveloppe. Un moment de découragement… il n’espère aucune réponse, j’en suis certaine.
La marquise de Sade meurt le 7 juillet 1810, à l’âge de soixante-neuf ans, dans la chambre tendue de gris-bleu, celle qui donne à l’arrière sur la roseraie et qu’on ne voit pas du vieux pont, sans que vous sachiez à quelle période de sa vie ses souvenirs la ramenaient, les dernières années.
Image : œuvre cinétique de Julio Le Parc exposée au Palais de Tokyo, Paris, mars 2013.
[1] Future Madame Roland dont on lira le procès en 1793 dans Actes du Tribunal révolutionnaire, recueillis et commentés par Gérard Walter, collection Le Temps retrouvé, Mercure de France, 1968 et 1986.
[2] Cour souveraine d’Ancien Régime, en charge des contentieux de nature fiscale.
[3] Créé le 1er novembre 1805 et composé des prisonniers de guerre tombés aux mains des Français pendant la campagne d’Allemagne de 1805.
[4] C’est dans cette rue que Balzac a situé la Maison Vauquer au début du Père Goriot, le Paris de Sade et le Paris de Balzac se croisent.
[5] Le 6 mars 1777, du donjon de Vincennes.
[6] Lettre inédite, 50 lettres du marquis de Sade à sa femme, Flammarion, 2009.