58 - Chronique botswanienne
Voyage interrompu sur blessure, près des « Quatre Coins » d’Afrique où le Botswana, la Namibie, la Zambie et le Zimbabwe se touchent. Je reviendrai dans la Kasane nouvelle et remonterai le fleuve jusqu’à la ville ancienne vidée de ses habitants par les éléphants.
En attendant, c’est une guerre larvée dans ces parages... sans parler de grandes causes, le fusil est sorti, pointé en direction de la Namibie au crépuscule, rien d’officiel, ceux du Botswana n’ont pas de discours à vendre, ils attendent au bord de la rivière que ça se mette à craquer. Ça finit par craquer sur le coup des deux, trois heures du matin. Ceux d’en face traversent, leurs bateaux chargés de cordes qu’ils enroulent autour des arbres avant de mettre les gaz. Parfois la barge métallique est stoppée net, chavire et coule, ou alors l’amarre se rompt, mais le plus souvent l’arbre déraciné s’abat dans le fleuve où il est remorqué en quelques secondes sur la berge d’en face tandis que les douaniers canardent à l’aveugle en direction du bruit des moteurs, toujours un peu au-dessus de la zone où ils risqueraient d’atteindre un éléphant en vadrouille, alors les voleurs sont tranquilles, les autres leur tirent dessus pour la forme, aucun danger ils vont pouvoir approvisionner le village, se chauffer pour la semaine, griller le poisson-tigre.
Me voici rentré avant terme... Rapatriement sanitaire. Je me suis blessé sur le Chobe, il fallait passer d’un grand à un petit bateau, et là, ça a coincé. Comment dire, après tous ces kilomètres, je me déchire la cuisse de haut en bas en faisant un pas. Coup du sort illustrant à merveille la fragilité et l’impermanence de mes entreprises Me voici cloué sur la couchette de ma cabine, espionné par les babouins qui guignent à la fenêtre. Puis, durant la première partie de l’évacuation jusqu’à Johannesburg, on s’est senti vieillir ! Porté sur une chaise longue dans une pirogue. Enfin rapatrié de Johannesburg à Zurich. L’assurance a payé la première classe... Petite consolation. Cette expérience là, on ne l’aurait pas faite de sitôt avec les cachets de l’éditeur.
Ce voyage écourté fut incroyable, incroyable d’avoir pu aller si loin et d’y avoir vu ce que j’y ai vu, la nature innocente, ou presque, de l’humain, les bêtes fantastiques circulant comme chez nous les moineaux. Et Johannesburg, Soweto, la dignité humaine à ce point d’incandescence. Causé longtemps dans la maison des Mandela, aux murs criblés de balles, avec un jeune guide dont l’oncle a été abattu par la police. On nous demande de pardonner. Impossible. Tout juste résister à l’envie de se venger. Et Downtown, les immeubles du fric triomphant aujourd’hui déserts, ces vaisseaux squattés par les plus pauvres des pauvres, cernés par les tumulus des mines d’or abandonnées. Remonter ces avenues et ne pas trouver d’accroche tant on se sent soi-même coupable, parce que blanc, pas d’autre accroche que la tristesse et la honte, et le refus viscéral de dire, de raconter cette débâcle, cet abandon, parce que voulant croire, croyant à la relève, même si les signes sont si ténus. Soweto, 4 millions d’habitants, collines aux cases de briques, deux pièces et demi bourgeonnant d’extensions spectaculaires, cuvettes inondées où pêchent des hommes nus trop maigres pour qu’on leur donne un âge, tours réfrigérantes de centrales nucléaires peintes d’une vierge à l’enfant chevauchant un train, essaims de mobylettes, pick-up pétaradants. Dans les rues, les gamins en uniforme sortent de l’école, tu te dis, ils vont y arriver, ils sont innombrables dans leurs costumes impeccables, ils jouent, ils se marrent, c’est la vie qui gagne, et puis tu vois que pas un ne porte un cartable, pas un livre, pas même une trousse, un crayon. Tu demandes à voir une école, finalement c’est une salle de classe qu’on te montre, il n’y a rien, nudité, joie de vivre, ça oui, mais moyens, non, et tu pars avec le froid que tu repousses, te disant que tu ne comprends rien à ce qui se passe ici, que le bien, le courage finiront par l’emporter, que ça trouve un chemin que tu n’imagines pas avec ta cervelle formatée d’occidental. Quittant Soweto, le chauffeur dit « c’est le premier supermarché que nous avons ici, Maponya Mall, et bientôt trois », il est flambant neuf, c’est un riche homme d’affaires local qui a investi, toi tu admires l’architecture jusqu’à ce que ça te percute : un seul supermarché pour quatre millions d’habitants.
En Afrique du sud, quand on te rapatrie, tu racontes aux gars qui poussent ton fauteuil ce qui t’est arrivé, et là c’est le fou rire, tout le monde se marre. Pas qu’ils se foutent de ta gueule, juste que c’est une bonne histoire, joyeuse, qui finit bien. Eux te disent un truc perso, et là... Une tête coupée dans la matinée qui roule sur la chaussée entre ceux qui attendent le bus, une balle prise dans la main avec morsures de chien à l’épaule, au cou et au visage, un accident de voiture avec fillette morte en 15 jours d’hémorragie parce que de toubib aucun, etc., etc... Il n’y a que des histoires de morts violentes, alors un mec qui se déchire la jambe, tu penses, ça met de bonne humeur. Et c’est vrai.