69 - Extacy Motel
La démocratie américaine s’effondre à la manière des deux tours qui se sont écroulées le 11 septembre, frappées en plein jour, à la vue de tous et de plein fouet, avec une telle détermination, une telle force, une telle rage, que le jeu du regard des badauds dans la foule, en bas, sur les trottoirs, balayait l’étendue sans saisir la nature de l’irréversible blessure qui déchirait le ciel bleu.
Un crash, puis un autre, du feu, des cris et ces regards, en bas, qui cherchaient à lier des éléments épars, les tourbillons de fumée, le verre brisé, les corps tombant comme des flèches et les tours, dont la fonction première était de se dresser et d’abriter une multitude de vies affairées, chaque jour et pour l’éternité, désormais en flammes, mais debout, cramponnées à leurs ergots d’acier, leur majesté verticale, structure, fondations et paliers, jusqu’aux choses du quotidien, commandes d’ascenseur, machines à café, plantes vertes, moquettes, ampoules électriques et milliers de visages incrédules, progressivement gagnés par la peur, la terreur, se précipitant dans la fournaise qui dissolvait le béton, se précipitant dans le vide, nourrissant la béance apparue là où régnait la discipline d’une architecture parfaite, maintenant réduite à la forme théâtrale de l’apocalypse, un crash, puis un autre, avant la disparition de ce qui était destiné à durer toujours.
Détonation de l’élection de Donald Trump, qui a frappé, perforé la société américaine. Frappé à mort cet édifice qui se défend, tente d’arracher le corps étranger qui l’infecte, mobilise la rue, convoque des commissions. De jour en jour, d’heure en heure, l’impossible se dessine. La fin de la démocratie. Sa destruction.
Ce n’est pas le sentiment d’une souffrance, qui possède l’homme et la femme de la rue. Mais l’idée de la mort. Comme un condamné à la peine capitale qui compte les heures, les minutes, les secondes, souviens-toi, prodigue, esto memor, chacun dénombre les éléments de la catastrophe, qui s’assemblent, s’emboîtent les uns dans les autres pour former le corps du tyran, seul, sombre, dont on devine la puissance à l’ombre qu’il projette sur toute joie, au fait que la douceur, l’insouciance, le rire, ou même l’espace neutre qui permet aux êtres d’exister pour eux-mêmes et de nouer des relations, que tous ces petits riens pourrissent, pêle-mêle, aux quatre coins du pays, sur la plage, dans la forêt, au bord des routes, dans les maisons, tous ces acquis de civilisation, comme des membres amputés, des organes sans fonction.
Démocrates et Républicains. Figés, face à face, deux monolithes, deux tours, deux mondes, notre monde en train de tomber.
Extacy Motel. Il est 23 h 30. La télévision diffuse un flux continu de films pornographiques et de publicités. Un bouton bleu et un bouton rouge sur la télécommande permettent de visionner CNN ou Fox News. CNN multiplie les alertes. Différentes sources anonymes, issues des services secrets, révèlent les liens étroits entre l’équipe de campagne de Donald Trump et les renseignements russes. S’ils étaient confirmés par l’enquête bipartite réclamée par le camp libéral, mais aussi par un nombre croissant de Républicains, sentant le vent tourner, le président se verrait poussé vers la sortie. Flash après flash, les journalistes enchaînent les attaques et les spéculations, produisent des documents d’archives montrant le président Nixon pris à la gorge, empêtré dans le Watergate, exhortent les téléspectateurs et le peuple américain à ouvrir les yeux, mais à garder la tête froide, malgré la tempête, à faire encore confiance à la justice, à ses représentants, cœur profond de l’État de droit, de l’Amérique multiple, une et indivisible.
Après le bouton bleu, le bouton rouge. Fox News. Des hommes blancs, tout en mâchoires, des femmes blondes, mi-silicone, mi-scalpel, appellent à la vigilance de l’opinion, accusent les services secrets de préparer un coup d’État, de comploter contre la démocratie, contre la volonté souveraine du peuple, qui s’est exprimée il y a trois semaines, portant un candidat irréprochable et volontaire à la Maison Blanche, leur champion qui purgera l’administration fédérale, asséchera l’égout de Washington, ramènera sécurité, prospérité, équité, à moins qu’il ne soit stoppé par les forces antiaméricaines qui cherchent à préserver leurs intérêts aux dépens de la nation.
Deux partis, deux monstres, deux mondes, deux tours frappées de plein fouet, en plein jour, frappés de folie. L’avènement de la tyrannie ne ressemble en rien à l’image majestueuse qu’en donnent les livres d’Histoire. La vie continue. Les avions décollent et se posent. Les embouteillages se forment aux heures de pointe. La tyrannie se constitue avec naturel, comme s’assemblent les grains de sable, comme s’écoule un évier, en formant un tourbillon. Son émergence évoque la course apparemment hasardeuse, pourtant millimétrée du chien de chasse, elle se nourrit d’elle-même une fois atteinte la masse critique de suffisamment de haine, avec l’assentiment du plus grand nombre, y compris avec celui de ceux qui la combattent, ou plutôt qui, la combattant, alimentent aussi la destruction.
Paroles inaudibles que plus personne ne veut entendre, écœurement de tous, saturation, exaspération à l’évocation des mots d’avenir, de justice, de progrès, peuple se réveillant à sa souffrance, ne trouvant nulle part de quoi l’apaiser, trouvant dans la violence sa seule consolation, sa liberté, sa raison d’être, se préparant au grand plongeon comme avant lui, les dinosaures, les Aztèques, les Mayas, les Sumériens, les Athéniens, les Vikings et les autres fins de race, comme toutes les cohortes en bout de course, à bout de souffle, musculeuses processions tétanisées par l’effort à produire pour éviter le pire, civilisations ou espèces allant au-devant du soleil rouge, de la nuit noire, bouches ouvertes puant le cadavre, bétail humain en marche vers le châtiment capital.
Ma génération n’a pas connu la guerre. Qu’elle se rassure. On ne peut pas vivre tous les bonheurs. Elle se consolera avec la dictature qui, déjà, lui semble moins effrayante, plus utile que le courage, plus désirable que le bien.
Extacy Motel. Free adult movies. Une femme chauve se fait saillir par un nain. Est-elle aussi pathétique, orgueilleusement accrochée à sa vie, que la plus belle des inconnues chez Baudelaire ? Affalée dans un hamac à motifs andins, elle se balance d’avant en arrière à chaque coup de boutoir. Parfois, la caméra accroche une carte postale glissée au bord d’un miroir. Deux silhouettes effilées sur fond bleu. Les tours jumelles de Manhattan. Et cette femme, viande de la mafia, délabrée, mais innocente de tout calcul, souverainement réelle, plus petite unité de conscience, par un miracle inconcevable, ou parce que la folie est générale, permet encore d’espérer.