Luisa Futoransky, Partir, te dis-je
Comment, avec une pleine main d’éclats disparates, tessons, petites pierres, billes, bijoux, oreille de singe, œuf de pigeon, ombre de baobab, donner l’impression du monde entier ?
Les mots de Luisa Futoransky tournoient comme des osselets, des runes, roulent, sautillent, semblent s’immobiliser un instant pour former un visage, le grand manitou indien, une arcade sourcilière ou l’arche du pont d’Avignon, puis ricochent, claquent, là, une balle de fusil, ici, un enfant qui saute à la corde en se tailladant les bras, magie ! Les runes tournoient, encore, encore, entraînées par la seule rondeur de la terre, caracolent, "descendent indéfiniment" comme des lamas sur la pente des Andes, et les volutes approximatives qu’elles laissent dans la poussière se multiplient et se défont à mesure, entre les racines de l’ayahuasca, la liane des esprits et des frissons d’air.
Cette parole voyage avec les gémissements, les mirages, le feu, parole du labyrinthe qui avoue sa peur de voir la nécessité du mal, et son refus de se laisser voir telle qu’elle est : "l’errante sur l’étroit sentier".
[...] le sel, dans la jungle, est infiniment précieux - me répétais-tu - et devant mes yeux je voyais chaque fois défiler mes lamas des Andes, harnachés de couleurs vives avec, sur l’échine, leurs pains de sel au ton caramel ; je sais bien que je ne puis m’empêcher de tout confondre, la jungle avec la montagne, mais pas les lamas qui continuent à descendre indéfiniment les mêmes pentes au fil au fil des jours de ma vie tandis que pour les siècles des siècles je lèche les mêmes pains de sel [...]
(Actes Sud 1985, trad. de l’espagnol/Argentine par Françoise Campo)