Ronde de nuit 01

Première et dernière station. La cour des adieux

La haine le pissenlit [issu du journal céans] x Les adieux de Fontainebleau [Napoléon Bonaparte]

Le lien entre l’humain et la nature, c’est cela que je suis venu chercher, observer, sinon questionner, dans cette résidence, à savoir notre rapport au monde.

Quand les tableurs se seront substitués aux tabliers, et les manuels aux manœuvres, quand l’homme aura perdu le tact d’avec son territoire, c’est-à-dire en même temps son animal et son social, quand il perdra pied et se déterrera et, abandonnant la planète, ira fonder de nouvelles colonies dans des milieux encore plus hostiles que les hordes de sauvages ou les épidémies en nurserie, alors c’est une nouvelle histoire qui débutera.

Amis, je vous fais mes adieux. Depuis mille ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l’honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps, comme dans ceux de notre prospérité, vous n’avez cessé d’être des modèles de bravoure et de fidélité.

Une histoire augmentée pour un homme augmenté ? Je ne sais, je ne crois pas ; après tout les hommes, issus d’Afrique ou d’Asie, on ne sait plus très bien aujourd’hui, ont toujours avancé en s’abstrayant des contraintes ontologiques, pour se dresser sur leurs pattes arrières, pour inventer le feu et la roue, pour découvrir l’Amérique ou aller sur la Lune… c’est aussi l’élan vital, cela, et je serai bien peu critique, et bien trop naïf, même en tant que prétendu naturaliste, si je ne le concevais pas ainsi.

Mais la guerre était interminable ; c’eut été la guerre civile, et la France n’en serait devenue que plus malheureuse. J’ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie ; je pars. Vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l’objet de mes vœux !

F. est une véritable mémoire des lieux et, sans remonter aux pas d’Ho Chi Minh venu à la conférence de Fontainebleau en juillet 1946 rencontrer Marius Moutet et Georges Bidault dans le cadre des négociations - vaines - suite à la déclaration d’indépendance du Vietnam, celle-ci se rappelle très bien la tenue d’un conseil européen en juin 1984, avec François Mitterrand, Margaret Thatcher, Helmut Kohl, destiné à négocier les fameux rabais britanniques : le président français ne voulait qu’aucun ne dépasse de ces pelouses... Quoi qu’il en soit, la cour d’honneur est elle-même, de par l’histoire, devenue la cour des adieux. Mais est-ce que Napoléon devant la garde impériale, sur ces mêmes pavés que je foule aujourd’hui, a noté la présence du plantain, de la sabline ? Oui, elles aussi, discrètes et opiniâtres mauvaises herbes, piétinées mais insensibles à la dent de la tondeuse, chaque jour font leurs adieux. Comme nous tous.

Chaque jour passe, qui nous conduit à Sainte-Hélène. Et pourtant chaque jour renaît, et derrière chaque herbe verte, une autre herbe verte, tout aussi « mauvaise ». Et cent herbes, chaque cent jours, remplacent les précédentes.

La dent de l’automate ni le plaisir du prince ne peuvent rien contre le pissenlit qui germe, puis fleurit, qui sans cesse arrive, avalanche de devenir, forêt en puissance, même face au rêve mélangé d’ « honneur » et de « gloire », de « bravoure » et de « fidélité » des hommes, et comme les civilisations et les empires s’effondrent la plupart du temps sur eux-mêmes, la vie elle-même pousse sans cesse, conduite aux étoiles, par le flux qui l’anime sans raison, inexplicablement, avec ardeur et morgue, comme par une réponse violente, presque de la haine, ou une forme supérieure, augmentée, d’obscénité, puisque dès le début, dès l’origine, l’erreur fut et se reproduisit, jusqu’à la fin, se reproduira et sera.
Ce en quoi, ce premier pas (ou tour de roue) n’en est pas un, et après tout, je ne sais plus tellement si tout cela n’est pas simplement dans l’ordre des choses, cette stratégie du sable, cette architecture de l’eau : c’est cela que je me dis dans la cour des adieux. Ce n’est pas qu’un au revoir, mes frères, c’est simplement et proprement… la vie ?

Ne plaignez pas mon sort ; si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à notre gloire ; je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !

9 mai 2022
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