6E. Devenir-végétal. Benoît Vincent
1.
C’est allongé, et la tête part.
S’allonger, se mettre au sol, se rendre au sol, et se fondre. Dormir, ou comme si. Comme si dormir. Comme si dormir c’était autre chose que se rendre à la nuit comme à tout ce qui en nous dérange.
S’allonger, renoncer au primat du primate. S’allonger, renoncer au primate. Renoncer à la main, aux membres. Se fondre, se couler, se laisser couler. Laisser partir… le corps. Se laisser. Se laisser.
C’est allongé, la tête à part.
« Je l’ai vu quand il est rentré. C’est certain. Il me paraissait changé. Plus dur, plus silencieux, comme… absent. Comme… rêvant. Comme si, revenu, il n’était pas tout entier là. »
Bien sûr il est là, je puis le voir, je puis même le toucher, mais quelque chose en lui… échappe. Ou bien quelque chose en lui n’est pas revenu. Oui quelque chose en lui n’est plus. Quelque chose en lui… Est… Mort…
Drôle de retour. Drôle de… revenant.
Il reste assis des heures durant sur le banc devant notre maison. Il regarde l’arbre. Et l’horizon. Il regarde l’arbre et l’horizon. Comme si toute cette platitude, toute cette rectitude le consolait.
Oui, il est inconsolable. Mais de quoi ?
La guerre, cette saloperie, a changé mon Homme. La guerre cette saloperie l’a transformé. Mais en quoi ? Comment le reconnaîtrai-je ? Et où le retrouverai-je ? Oh comme je suis malheureuse.
2.
J’ai écrit. Parce que ça ne suffit pas, une tête même bien pleine, pour s’en défendre. J’ai écrit sur tout ce que j’ai pu. Finies les feuilles, car il arrivent un moment où les feuilles finissent, je me suis rabattu sur le papier à cigarette.
J’ai écrit des centaines de poèmes sur des feuilles de papier à cigarette. Des romans entiers. J’ai calculé que je pouvais tranquillement — c’est-à-dire sans songer à adapter mon écriture — y déposer cent quarante caractères. J’ai bien sûr usé de ruses, des raccourcis, des notes et renvois (d’une feuille l’autre), j’ai développé une écriture particulière, elle est venue à moi naturellement, elle a pris sa place, elle a poussé comme rien dans les nervures de ma main.
Puis je fumais les cigarettes. Car fumer est nécessaire aussi, pour ne pas soi-même se laisser brûler par ce foutu feu. Ecrire et fumer c’était pareil. C’était donner au flux. C’était abandonner.
Quel besoin aurais-je eu de garder ? De conserver ? De relire même ? Je n’écris pas pour la mémoire, j’écris pour le passage. J’écris pour l’éphémère. J’ai écrit pour traverser. J’ai écrit comme on vit, comme un prédateur cherche sa proie ou comme une proie cherche à lui échapper. J’ai écrit comme pousse un arbre ou une plante, cette petite éphémère qui pousse, pousse, pousse.
Par réflexe, par habitude, par vie. J’ai écrit par.
J’ai écrit par réflexe, par habitude. Pour la vie. J’ai écrit par instinct.
Je n’ai pas voulu témoigner. Je n’ai jamais voulu témoigner.
J’ai écrit partout, j’ai écrit sur mes vêtement sur tous les tissus que j’ai trouvés. Le papier c’est du tissu, mon écriture c’est du tissu. J’ai même écrit sur le sol, sur les feuilles larges des consoudes, sur le tronc des hêtres. J’ai écrit debout, allongé, tordu, j’ai écrit partout, sous la pluie ou le soleil, il fallait que j’écrive : j’ai écrit. Jusqu’à en avoir mal au cou de tenir cette tête bien pleine bien droite. Jusqu’à ne plus sentir mes membres, j’ai écrit, jusqu’à la sciatique et jusqu’à la crampe, de la main, du pied, de la jambe ou du bras, il ne me fallait qu’un geste, insignifiant pour transmuter l’air en nourriture, mon texte, mon heureux, mon texte, mon vêtement, ma cigarette, mon pain blanc, mon béni, mon ahuri, mon humus.
3.
J’observais cette zone, à la base de son cou, qui était brûlée par le soleil, couleur de papier flammé, couleur de cuir couleur de tronc. J’observais la base de son cou et cette partie de son corps me fascinait.
La base de son cou semblait devenir le lieu où il prenait pied sur le sol, c’est bête à dire. Le cou bien plus que ses jambes elles-mêmes, pourtant musculeuses, sûres d’elles, massives et raides, sur de si petits pieds, le cou bien plus que ses bras et ses mains rongées par les sels de la sueur, du vent et du travail.
Son cou faisait axe, faisait tronc, et devenait son dos de manière imperceptible, un peu à la manière d’une chose se mouvant, se déplaçant lentement, car j’avais l’impression, les jours après les jours, que ça bougeait. Que ça changeait.
Une chose se durcissant indéfiniment.
Une chose se dirigeant obstinément, mais un abrutissement. Une chose résolue, et que rien ne pouvait arrêter.
Il était rentré pourtant, il a bien fallu qu’il rentre. Il est rentré différent. Bien sûr la-guerre-cette-saloperie, bien sûr les lésions, les retours des manques trop subis, les images qui reviennent en pleine nuit et qui éclaboussent toute notre chambre, tous ces sommeils hachés, ces nuits hachurées, ces silence mâchurés. Il est rentré différent, c’est un peu dire qu’il n’est pas rentré. Ou qu’il est rentré fou, c’est pareil. Mais je vois bien qu’il n’est pas fou, et je vois bien que c’est lui, que c’est lui-même. C’est autre chose. Bien sûr la guerre, bien sûr ce qu’il a dû voir et ce qu’il a dû endurer. Bien sûr son corps brisé, bien sûr son âme salie, bien sûr il a vu et vécu tout ce que nous ne vivrons ou verrons jamais. C’est autre chose. Bien sûr lésé, lacéré, bien sûr blessé. Bien sûr la mort, bien sûr l’aventure, les aventures, l’on lassé, fatigué, usé, brisé.
Mais il y a quelque chose d’autre.
Il s’installe devant la maison, sur le petit banc de pierre, près du vieil arbre qu’il a toujours connu. Comme rayonnant.
comme rayonnant autour des pierres de notre maison masquée de lierre dans lesquelles se cachent de petits insectes étincelants vers lesquels se penchent les enfants.
Il disait parfois (ça lui échappait) Que me coûte à quitter ? Il le répétait tout bas, quasi imperceptiblement, de sorte qu’on ne pouvait vraiment discerner s’il s’agissait de sa voix, ou d’un souffle, d’un soupir ou d’un brin de vent, ou bien parfois vous savez ces pierres qui s’entrechoquent, ou ces boiseries qui claquent parce que la température croît ou décroît, tous ces bruits des maisons, ces bruits familiers, ces sons domestiques qu’on n’entend même plus, tellement on les a entendus, par habitude, eh bien c’était un peu ça, c’était un son mat et sourd et comme déjà habitué à son enveloppe, qui se surprendrait lui-même de ne rien ajouter de nouveau au monde, qui s’en passerait encore de ces nièmes soupirs ou souffles du vent ou égarement subits.
Que me coûte à quitter ? C’était imperceptible, c’était ce que je distinguais pourtant nettement ou peut-être n’ai-je jamais rien entendu mais j’ai posé des mots dans ce qui est encore l’informe, le naissant, le juste setier d’air et de phonèmes qui servira plus tard, à quelqu’un d’autre peut-être (car si on n’entendait déjà les mots comment nous viendraient-ils ?), qui sait, à formuler des mots, pas même des phrases, car avant tout il faut des mots, et avant les mots il faut un peu de souffle et d’air, de soupir et de regrets, il faut un peu du mouvement des poumons ou du mouvement des branches qui s’agitent dans le vent, il faut un peu de vent, et que ferait-on sans vent, sans souffle, il faut bien des orages pour amener du vent ailleurs et après la pluie le beau temps.
4.
A,
Donne-moi une feuille blanche et je la remplirai.
Donne-moi du vide, je le comblerai.
Donne-moi un territoire, je le coloniserai.
Donne-moi de la terre, je la cultiverai.
Donne-moi du silence, je l’occuperai.
Donne-moi un territoire, je l’habiterai.
J’ai écrit sur des feuilles de papier à cigarette. Au plus fort de [ ], je fumais, pour m’empêcher d’écrire, témoigner. J’ai adopté un style dactylographique. Je n’avais que cent quarante caractères.
J’ai noirci des feuilles et des feuilles de papier à cigarette Pour ne pas perdre le fil Pour garder De moi Une trace Je n’existais plus que pour ces feuilles Je devenais la feuille J’étais cigarette ! Et je fumais Car je n’ai plus économisé Je n’avais plus de feuille J’ai brûlé, consumé mes Traces Je me suis Fumé Je me suis Disparu Je me suis Rendu à l’air A la terre Et comment comment
Comment faire autrement
Car, nous voulons habiter, n’est-ce pas. Nous voulons la maison. Donne-moi une feuille et je la noircirai. Ne pas perdre le fil, ne pas perdre la ligne. Cette ligne qui s’enracine, occupe l’espace de la page, le creuse, l’évide, le retourne, le retrouve, le malaxe, la Machine, comme une matière un terreau un matériau. Donne-moi une feuille, je la noircirai On ne peut pas laisser faire, laisser dire sans rien faire Ne serait-ce qu’un effort un seul petit Ne serait-ce qu’un petit geste Un petit mouvement. Des lignes qui s’installent en prévision d’un état d’équilibre Comme un mur de pierres sèches patiemment découpe Mime l’horizon Pourquoi bâtir des murs sinon pour Mimer l’horizon Fumer Faire porter des lignes Poser des lignes On a besoin de l’horizon On a besoin de l’horizon On a besoin de lignes Ne pas perdre le fil La ligne Ligne Le mur attend les lignes Le mur patiente Le mur suscite Attend les lignes De soldats Les lignes Les nuages sont des lignes Posés Des signes, des cairns pour Fumer Des signes des lettres Les nuages Les graminées sont des Soldats sont des Donne-moi une feuille On a besoin Les graminées sont des pila Des fusils Le ciel une carte géographique Les nuages Des petits drapeaux Donne-moi une feuille je la noircirai Je ne reprendrai pas ( ) Mon souffle J’ahanerai S’il le faut Pour poser ces briques ces murs ces lettres ces nuages ces cairns Je dis Je Et tout ceci n’a qu’une issue et la mort plane la Repue la Goulue la Venue la Vendangeuse l’Ombrageuse la Noire Payse le Mildiou la Mycose l’Eté le Troupeau la Ruminante la Revenante la Dernière Bande la Paraphe la Mort les Ailes du Désir le Fil du rasoir la Sécante la Tangente et l’Intouchable l’Intémoignable le Noir Soleil l’Aventureuse la Pute Blanche Machine la Pute Noire je dis la mort je dis la mort je dis Je Dis Je dis je Des lignes Des fils qu’on tire Des cordes Des trajectoires Des Avancées Des Coulées Des allées et des venues Je Dis Moi Je Dis On ne peut pas ne pas Donne-moi Un petit mouvement Attend des Lignes Des nuages Je Des lignes des fils qu’on tire, comme des histoires Comme on tire des Noms, comme on Ecrit Comme on nomme Des régions Des tissus qu’on brûle Des tissus qu’on déchire Des vêtements qu’on habite Des tissus La pelouse devient Prairie et la prairie devient Lande (Garrigue, Mattoral) et la lande s’enfriche devient Friche et la friche devient Lisière et la lisière Bois et le bois Forêt
Derrière le brome le Prunelier, patiente, derrière le prunelier le Chêne
Le mur appelle le mur, le Mur appelle la ruine la Civilisation amène la paix, amène la terreur, le terroir Faire tourner la machine
Ne pas perdre le ( ) Souffle ne pas perdre la _______ Trace De soi Mur d’équilibre
Mais aujourd’hui c’est la paix. Que devient un soldat dans la paix ? Il s’évanouit. Je suis devant le mur. Mon mur. Le mur de la maison. Ma maison. Le chien est là. Humus.
Je suis devant la maison, ma maison. Humus. J’attends. Je l’ai retrouvée. J’attends.
Quand je suis arrivé, le chien a senti ma présence cent, deux cents mètres avant que je ne sois visible. Vibrations dans le sol, vapeurs ou parfums évanouis dans l’air, ou simplement préscience ? Prémonition ? Il m’a reconnu, il m’a sauvé.
J’ai pu à loisir l’observer : elle, ne m’avait pas vu. Ne me voyait pas. Son regard pouvait passer à travers moi. Elle : ne m’a pas sauvé.
La nuit. Je me réveille en sueur. Nouvelles images traversant les regards. Ou nouvelles images que les regards traversent. Transpercent la pierre, comme une plante.
C’est la ruine-de-Rome. Linaria cymbalaria. Pousse sur les murs. On la trouve avec d’autres comme Parietaria judaica, la pariétaire de Judée, mais aussi les sièges, les orpins : Sedum dasyphylum, Sedum ochroleucon, Sedum album. C’est toute la même machination. Ça vient, ça pousse. Une machine de guerre. Un combat impitoyable. Un siège. Un orpin. Une incroyable fresque pariétale. Un écran.
Ça pousse, ça prend sa place. Ça vient. Renverse des murs, défait les civilisations. Et ça demeure. Quoi qu’il arrive. Tous les murs sont des ruines. Toutes les dynasties des holocaustes. Toutes les nuits ça pousse, c’est plus fort que toi, plus fort que tout. Toutes les villes finissent en cendre ou à la mer.
Toutes les guerres sont des murs.
Toutes les villes sont des guerres.
Toutes les couleurs sont dans le ciel.
5.
Je ne sais plus quoi faire. Il ne bouge plus. Ne fait rien. Se couche au sol, les bras rabattus le long du corps, les jambes serrés de même, il ne fixe aucun point. Parfois les mains crochetées dans le sol, les doigts, les ongles. Il dit Je n’ai plus ma tête. Il sourit Je n’ai plus ma tête.
Il ne se plaint plus des douleurs dans ses jambes, ses bras, mais à vrai dire, il ne bouge plus. Reste devant le ciel comme un écran. Il reste planté devant le ciel comme devant un écran, mais il ne fixe rien de particulier. Le chien Humus à ses pieds. Parfois il ne bouge pas, ou imperceptiblement, mais ce n’est pas humain de bouger si lentement.
Il nous en a fait bavé tout l’hiver, à râler en permanence, à se plaindre de sa jambe, de sa sciatique, de son dos qui se fige, de ses mains de ses bras qui s’ankylosent, de tous ses membres qui se couchent sous l’arthrose ou l’arthrite, ou que sais-je ? Il nous a usées, aussi, à se raidir ainsi, à ne plus vouloir se promener, à ne plus vouloir rencontrer ses amis, aller en ville, non il se plaçait devant l’écran et semblait somnoler, mais ne somnolait pas, ça non, il veillait, il guettait le moindre de mes gestes, mes allées et venues.
Il est sorti plus souvent, disant qu’il faisait trop chaud ou trop sec dans la maison, disant qu’il voulait de la lumière, de l’humidité, alors il a pris cette manie de se coucher au sol, comme un abattu, mon Dieu, comme un mourant ou comme un cadavre, et à fixer le bleu du ciel. Il ne parlait presque plus, pas à moi en tout cas, il se figeait, il se raidissait, comment dire.
Il devait parvenir toutefois à un état de béatitude qui transparaissait dans ses yeux, qui transpirait dans son visage, qui transperçait son regard, il devenait enfant, il devenait idiot, à mesure qu’il durcissait, je veux dire son cœur, son corps, son amour pour moi, son appétit de vivre, il devenait comme fluide, comme s’il évoluait à présent dans un autre monde, un monde à la fois plus souple, un monde moelleux qui n’est pas fait des mots ou des souvenirs, et plus simple, un monde fait de douces spirales répétées à l’horizon, un monde de cercles ou de disques emmêlés, un monde silencieux et lent, et ce fidèle chien imbécile qui reste toujours fidèlement à ses pieds, comme il le comprend, comme ils se comprennent, un monde souple et simple, un monde irrationnel, un monde non pas fait pour les adultes, et semble-t-il ni pour les humains, un monde qui semble accepter sa condition de rester-là, d’habiter là, un monde qui ne cherche pas à s’évader ailleurs, un monde pour les enfants et les chiens, un monde d’idiots, un monde souple et simple, un monde géoréférencé, et puis un monde qui avance, qui persiste, un monde obstiné, un monde obstiné, fidèle aux mouvements de la lune ou des saisons, aux successions des jours et des nuits, un monde hors du temps, un monde qui ne serait qu’espace, pour qui l’espace serait l’unique valeur et l’unique joie de vivre, mais pourquoi la-guerre-cette-saloperie ? qu’est-ce qu’il y a vu ? qu’est-ce qu’il a bien pu y vivre, pour revenir comme ça, qu’à moitié, comme si un bout de lui était resté là-bas, ou comme s’il s’était transposé ici et là, dans le même temps, là-bas, et ici, comme s’il n’était plus lui-même en vérité, mais un ensemble de lui-même, un resté là-bas, dans les ornières de quelle champ bombardé, dans les bras de quelle foutue femme, dans le sillage de quelle navire ? c’est ça un resté là-bas, un abattu qui s’allonge au sol, comme si le sol était plus important que moi, que nous, que l’avenir, un abattu qui se couche au sol et parfois y passe la nuit, le sol est devenu son lit, quelle honte pour sa femme, et il ne se lave plus, il fixe obstinément le bleu du ciel, mais il n’attend rien, il ne se lave plus, quelle honte pour sa femme, il est noir comme un bougnoule, comme un Arabe, comme un étranger, comme un barbaros, il est noir que s’en est effrayant, il est ridé, dur et nègre, mais que s’est-il passé, qu’ont-il fait à mon homme pour qu’il devienne ce monstre, cette chose, cette masse abattue, persistante, lente, si peu mouvante, les doigts à présent crochus arqués dans le sol, le chien Humus à ses pieds, mais qu’es-tu devenu, avec ta peau sale (c’est la guerre qui t’a sali) tes doigts comme des herses dans le sol, tes cheveux qui poussent, qui poussent, qui poussent, inondent le sol, et Toi inconsolable, inconsolable, inconsolable