A propos des Ecrits radiophoniques de Walter Benjamin
Walter Benjamin n’est pas seulement le penseur de la modernité que l’on sait. Il n’est pas seulement le traducteur de Baudelaire ou Proust, le penseur des formes de l’utopie et l’interrogateur du politique. Il est aussi un écrivain et un expérimentateur des formes de l’écriture. On ne dira jamais assez combien l’œuvre de Benjamin est riche d’écritures et de pensée de son temps dans et à partir de l’écriture.
Le livre Ecrits radiophoniques de Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel, est un ensemble de travaux conçus par Benjamin pour la radio et autour de la radio. Philippe Baudouin, grand connaisseur de la radio, praticien et penseur du média, a réuni ces textes pour les éditions Allia.
Ce recueil est important à plusieurs niveaux. C’est d’abord la question de l’écriture (on va y revenir). C’est aussi celle de l’ancrage de Benjamin dans son époque. De tous les philosophes de sa génération (et des suivantes), il est sans doute celui qui aura été le plus intensément au cœur de son époque. Le XXème siècle est une explosion idéologique : Benjamin l’explore, le documente, en fait l’archéologie, propose des pistes de réflexions (ses derniers textes) et perd la vie pour ne pas tomber entre les mains de la police française qui collabore activement en 1940 avec le régime nazi. Benjamin est également au cœur des évolutions technologiques et esthétiques de son temps. Non seulement il ne méprise pas les nouvelles technologies, mais il est parmi les premiers à offrir un espace de pensée esthétique et politique à la photographie comme au cinéma qui ne se réduise pas à des pétitions de principe réductrices (comme ses petits camarades de l’Ecole de Francfort). Le recueil de Philippe Baudouin nous donne l’occasion de découvrir un autre aspect de l’activité de Benjamin autour de la radio, c’est-à-dire le grand média dominant de son temps. Non seulement Benjamin esquisse une pensée de la radio mais surtout il pratique la radio en écrivant pour elle, en produisant des émissions spécifiquement radiophoniques.
C’est donc ici que les Ecrits radiophoniques prennent une place et une ampleur particulières car ces textes montrent une écriture et un investissement de l’auteur dans les pratiques de son temps. Cet essai rappelle également un enjeu déterminant dans la pensée benjaminienne, celle de l’adresse. A qui s’adresse la pensée de Benjamin e où s’adresse-t-elle ? Incontestablement Benjamin part de l’enfance et donne aux enfants sa part de pensée : ce qui s’organise de la conceptualisation philosophique dans les jeux et dans les images de l’enfance reste à explorer. Mais Benjamin a ouvert quelques voies : des textes comme Enfance berlinoise ou Sens unique, sédiments de l’image dialectique, ou encore la place occupée par sa collection de jouets. Dans les "Ecrits radiophoniques", les programmes « Le cœur froid » ou « Charivari autour de Kasperl » ouvrent le pays des voix, c’est-à-dire « la singularité de croiser les questions du théâtre, du jeu d’acteur et de la mise en scène avec celle de l’écriture et de la réalisation radiophonique, condition nécessaire, selon Benjamin, à la popularisation de ces nouvelles formes d’expression artistique » (Philippe Baudouin, p. 10).
Par ailleurs, l’adresse benjaminienne est décloisonnée et ouverte. Les formes d’écriture renversent les codes, et les approches dessinent une constellation ouverte sur son temps. Cette posture fragile articule autant un geste avant-gardiste qu’une adresse au plus grand nombre, à l’instar d’un Bertolt Brecht. Philippe Baudouin souligne la relation amicale et intellectuelle entre les deux hommes, et rapproche l’esthétique brechtienne de la pratique radiophonique benjaminienne dans des pages encore inédites. Mais plus généralement, l’éditeur de ces Ecrits radiophoniques souligne l’expérience benjaminienne de la radio comme « le pari d’aller rencontrer ce public invisible. Et cela n’est possible, selon lui, qu’au moyen d’une « politisation » de la radio. Cette dernière se doit d’éveiller chez l’auditeur une conscience à la fois pratique, critique et politique, sans toutefois se détacher du plaisir procuré par le divertissement. Pour cela, celui qui écoute doit être prêt à chaque instant à devenir quelqu’un qui donne à entendre. » (Philippe Baudouin, p. 15)
Outre les pièces écrites par Benjamin pour la radio, ces Ecrits radiophoniques s’accompagnent de témoignages sur le travail de l’auteur de Paris, capitale du XIXème siècle, manière de prolonger son portrait infini.
Enfin, quelques fragments d’une pensée de la radio induisent un chantier à venir, articulé aux profondes transformations esthétiques et politiques qui traversent son siècle et son époque.
« Cependant, la popularité bien plus large, mais aussi bien plus intensive, que la radio s’assigne pour tâche ne peut pas se contenter de cette manière de faire. Elle réclame une totale transformation et réorganisation du matériau à partir de ce point de vue de la popularité. (...) car il s’agit là d’une vulgarisation qui met en mouvement non seulement le savoir en direction de l’espace public, mais aussi et simultanément l’espace public en direction du savoir. En un mot : l’intérêt authentiquement populaire est toujours actif, il transforme le matériau du savoir et agit sur la science elle-même. » (Benjamin, p. 180)