Alix Cleo Roubaud, EP 5000

En 2011, un courrier du Centre international de poésie de Marseille m’apprenait qu’il publiait en tirage limité l’ensemble inédit des dix-sept photographies de la série Si quelque chose noir de l’artiste Alix Cleo Roubaud. Je passai aussitôt commande d’un exemplaire.
Alix Cleo Roubaud était là avec moi depuis vingt-sept ans. J’en avais vingt-quatre lorsque je lus le Journal années 1979-1983, édition établie par le poète Jacques Roubaud qui fut son mari. Publié en 1984 aux éditions du Seuil, j’ai toujours l’exemplaire. Je l’ai rouvert cette semaine et lu à nouveau. Aucune de ces annotations que je fais depuis toujours au crayon sur les livres. Mais un livre aux angles chiffonnés, légèrement cornés. Lu et relu à l’époque, l’un de ceux qui m’a suivie dans tous mes déménagements.
En 2011, je regardai longuement les photographies sans retourner au Journal. C’est à la faveur du livre d’Hélène Giannecchini qui vient de paraître Une image peut-être vraie, et que l’historienne consacre à la photographe, que j’ai replongé dans le Journal. Une deuxième édition augmentée a paru en 2009, alors que je l’imaginais indisponible, conservant jalousement mon exemplaire, refusant de le prêter à qui que ce soit ! Un livre considéré comme un trésor, en somme.
En 1984, Je l’avais vraisemblablement découvert sur la table d’une librairie à Marseille, et les images autant que les mots m’avaient aimantée. Le relisant trente ans après, je suis effarée par la beauté noire des images et des phrases. Je me souviens d’avoir fait corps avec les mots d’Alix, du fond de ma propre acuité à la souffrance.
Le Journal est un mélange de réflexions et de notes en anglais et en français, jetées comme pour faire sortir de soi l’attraction irrémédiable de la mort qu’elle ne parvient ni à juguler ni à comprendre. Cette tentation plus forte que tout, elle s’en étonne presque le 3 septembre 1980 :

pourquoi mon Dieu l’ai-je fait pourquoi je n’arrive pas à comprendre pendant ces siestes l’après-midi pur plaisir vent dans les pins les volets demi ouverts une merveille jamais ça n’avait été aussi bon jamais.

« Les grands paradoxes sont muets », écrit-elle, trois jours avant.

L’art de la photographie le dispute pourtant âprement à la mort dans le combat quotidien. Ces images ardentes où la lumière incendie le noir sont autant de lampes posées entre les mots.

Je m’arrête pour photographier un enfant dans le coin extrême d’une cour. Le géométrique pur que perturbe un seul élément, chose que j’affectionne particulièrement.

Solitude, veille, travail fiévreux presque toujours nocturne, recherche éperdue de l’équilibre parfait entre noir et blanc. Des heures entières avec les images d’elle-même ou des proches. Geste de peintre parfois avec le pinceau lumineux.
L’art de l’image « confine au mutisme ».
Comme si la parole était une figure de la mort, la parole, la pensée, bref ce qui relie les êtres humains, la société des hommes.
Alix Cleo Roubaud demeure séparée.

Les tentatives de suicide se succèdent au long de ces trois années, les seules rapportées dans le Journal.

Les raisons de la vie ne rencontrent aucune des raisons de la mort [...]
Tu m’aimes pour les raisons de la vie - sottement tu oublies les raisons de la mort. [...]
Please let me do it, please. [...]

Même Jacques Roubaud, avec toute sa patience aimante, ne pouvait déverrouiller le cadenas de douleur. Nature, monde des sensations, amour physique semblent l’apaiser - ils seraient la vie « pure », mais dans quelle chambre claire ? Dehors, la joie et l’amour de vivre, d’aimer et d’être aimée ne servent qu’à attiser, dedans, son propre malheur.

Entre dehors et dedans, entre vivre et mourir, photographier : cet art mutique par lequel elle essaie de dégager son corps du monde réel qui l’asphyxie, de crises d’asthme en crises d’asthme. Le réel c’est l’alcool, les paquets de cigarettes, les sédatifs d’un côté, les cures à La Bourboule de l’autre. Déchirement perpétuel entre paraître et disparaître. La photographie est une re-présentation, la tentative épuisante de transformer le corps du monde réel en un réel plus réel que le réel.
La série Si quelque chose noir a d’abord un autre titre, « Rakki tai ». C’est un style de poésie japonaise qui signifie « dompter ses démons ». Les démons d’Alix, tellement humains.
Seules photographies exposées de son vivant à la Maison des arts de Créteil, ce sont aussi les plus connues parce que plusieurs tirages existent dans le Journal, et parce que Jacques Roubaud publia un livre de poèmes après la mort d’Alix qu’il intitula Quelque chose noir
.
Mais il y a d’autres œuvres, aussi troublantes, comme ces Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration ou encore Le Baiser qu’on trouvera reproduites dans le livre d’Hélène Giannecchini.

« Vivre
vivre en dépit des nuits
 », note-t-elle encore le 12-12-1982.

Ces nuits qu’elle passe dans son atelier rue Vieille-du-Temple dans la chambre obscure, non loin de l’appartement où elle vit avec Jacques Roubaud et où elle meurt le 28 janvier 1983.

« Je veux tout », disait-elle, comme tous les affamés de la vie.
Quelques mois avant sa disparition, elle reconnaissait enfin et affirmait qu’elle était photographe, comme si un avenir s’ouvrait enfin devant elle.
Longtemps ses images sont restées invisibles, le cercle des amoureux d’Alix Cleo Roubaud avait le Journal pour tout viatique.
En 2012, le Centre Georges-Pompidou a montré treize photographies d’Alix dans l’accrochage de ses collections permanentes.
Une historienne de l’image avait entrepris, depuis 2008, un travail considérable, trier, classer l’ensemble des archives du 64 rue Vieille-du-Temple resté en l’état depuis la mort d’Alix. Six cent soixante-quatre photographies prises à partir de 1966, des lettres, livres et autres documents.
Hélène Giannecchini est celle qui a été chargée par Jacques Roubaud de donner à Alix Cleo sa dimension d’artiste à part entière. Désormais son œuvre est à l’abri dans différentes institutions, à la BnF, au Centre Georges-Pompidou et à la Maison européenne de la photographie notamment. Espérons qu’on aura l’occasion de voir ses images régulièrement.
Après avoir achevé cet énorme travail, Hélène Giannecchini a entrepris la rédaction de ce livre Une image peut-être vraie, au titre en écho à l’hypothétique Si quelque chose noir. On le lit comme un roman, c’est un essai. L’auteure est devenue une familière d’Alix Cleo Roubaud à travers son travail et une série d’interviews qu’elle a menés. Il a fallu faire avec la mort, comme celle de Jean Eustache qui fut un proche d’Alix. Les ombres demeurent dans la vie d’Alix, et Hélène Giannecchini ne cherche pas à les effacer. Finesse, intelligence, objectivité, doute, respect, exigence de l’historienne qui ne cherche pas à se faire biographe, font d’elle, à ce jour, la meilleure passeuse de l’œuvre d’Alix Cleo Roubaud.


La cote des photographies d’Alix dans les collections de la BnF est « EP 5000 ».

Journal 1979-1983, Éditions du Seuil, 1984 ; deuxième édition 2009.
Si quelque chose noir, Centre international de poésie, Marseille, 2011.
Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie, Éditions du Seuil, 2014.
Les photos d’Alix, film de Jean Eustache, 1980.

Jacques Roubaud
Deux livres en lien avec Alix Cleo Roubaud car l’œuvre du poète, sinon, est conséquente :
Quelque chose noir, éditions Gallimard, 1986.
Le grand incendie de Londres, Éditions du Seuil, 1989.

14 juillet 2014
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