Un nécessaire engagement avec Barbara Stiegler

À l’automne 2020, Barbara Stiegler livrait un texte court et essentiel, "Du cap aux grèves, récit d’une mobilisation".
En ce début d’année, où, profitant de la pandémie, le gouvernement continue à s’en prendre à nos libertés, à mettre à mal les règles de la démocratie, à utiliser un vocabulaire militaire et à sonner le couvre-feu de nos aspirations collectives, lire ce texte est une nécessité revigorante.
Il se présente sous la forme d’un coming-out. À l’instar d’autres intellectuels, la philosophe Barbara Stiegler réfléchit aux transformations de nos sociétés en les observant, en restant à l’écart. S’il permet un recul préservant d’une réactivité qui pourrait être aveuglante, cet écart représente aussi une forme d’empêchement, voire d’autocensure. Cet écart, elle l’appelle d’emblée "séparation" : "durant toutes ces années, je n’ai cessé de me dire que cette séparation conduisait pourtant à une division du travail hautement problématique."
Telle est la formidable position de Barbara Stiegler : interroger les modes de sa pratique autant que son sujet d’étude. Une position critique, qui replace la fonction (penser) au sein de l’action (se soulever). C’est ce cheminement de la pensée vers l’action, le récit d’une aventure citoyenne et intellectuelle que propose "Du cap aux grèves".
En 2018, lorsque ce récit commence, elle vient de publier un ouvrage intitulé "Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique." Elle doit en faire la promotion médiatique au moment même où le mouvement des Gilets jaunes inaugure une nouvelle mobilisation participative, divise les esprits, suscite beaucoup de critiques et de rejet, notamment dans le milieu auquel appartient Barbara Stiegler. Il semble que le réel rattrape la pensée et elle décide de ne pas ignorer cette invitation à mettre en concordance sa vision du monde et sa vie.
Alors, pour la première fois, en décembre 2018, elle endosse un gilet jaune et part manifester. Son "basculement" dans l’action, comme elle le nomme, va nourrir en retour son analyse des notions qui lui sont chères : démocratie, verticalité et horizontalité, peuple, savoir et pouvoir, mondialisation, dérégulation de nos modes de vie, éducation et rééducation, etc.
Critique rigoureuse du néolibéralisme, tant dans son expression que dans sa diffusion, Barbara Stiegler trouve dans son engagement politique de quoi poursuivre son travail et l’élargir : une analyse en direct de nos façons de réfléchir et d’agir. À l’exigence intellectuelle qui saute aux yeux à la lecture, s’ajoute le bouleversement intime qui en résulte : "il va falloir quitter le masque qui m’a protégée jusque-là", avoue-t-elle. C’est un risque dont peut-être beaucoup n’ont pas conscience : "La réalité physique des corps et des lieux" est une autre expérience que la pensée solitaire. À la radio, sa voix se transforme, une voix qui connaît l’épreuve des revendications dans les luttes (notamment contre la réforme des retraites, pour la défense du service public de santé et de l’éducation), dans les meetings et les débats dans les amphithéâtres, tant que ceux-ci ne sont pas interdits.
Au fil des mois, du 17 novembre 2018 au 17 mars 2020, la mobilisation à l’université de Bordeaux où elle enseigne, dans la rue où elle manifeste, confirme l’intuition de son engagement et s’avère une mise en accord, une forme de réconciliation de la tête et du corps, dont elle ne peut plus se passer. Invitée à parler à la radio de son livre, elle déclare : "soit je parle depuis ma propre mobilisation, soit je n’interviens pas." C’est ainsi que l’expérience politique prend corps, à commencer par celui de la philosophe.
La mobilisation collective est vivante, voilà ce dont ce livre témoigne, contre toutes les formes d’arrêt et d’interdiction que le gouvernement multiplie. Malicieusement, Barbara Stiegler remarque : "quelle drôle d’époque où une discussion entre universitaires, étudiants, employés, retraités et ouvriers, qui parleraient de démocratie et de question sociale, suffit à inquiéter les pouvoirs."
Humour et intelligence, c’est le lot de la plupart de celles et ceux qui réfléchissent. Mais elle va plus loin en demandant : "Sont-ils irrationnels et peureux ? Ou ont-ils raison d’avoir peur ?"
C’est ce franchissement de la réflexion à l’invitation à agir – cette intime corrélation –, qui fait toute la différence dans ce livre et désormais sans doute dans l’œuvre de Barbara Stiegler. Ce n’est pas pour rien qu’elle cite le Marx des "Thèses sur Feuerbach" : "C’est dans la pratique que l’homme a à faire preuve […] de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde. […] C’est dans la pratique que l’homme a à faire preuve de la vérité, c’est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde".
Ce droit à l’insurrection se doit également d’être interrogé dans son fonctionnement et ses capacités à produire du changement. Barbara Stiegler pose un certain nombre de questions, notamment à propos des oppositions à la structure pyramidale de l’autorité (partis et syndicats), oppositions qui se traduisent par une horizontalité des luttes pas toujours efficiente, à propos de l’émergence de l’intersectionnalité des classes sociales – on appelait cela lutte des classes, et si c’est passé de mode, ce n’est pas passé de réalité –, de la nécessaire consolidation de ces luttes, de la nécessité de "recréer des points de contact" et d’inventer des "lieux communs et de temps partagés" contre l’atomisation qui menace chaque part de nos vies. Il n’est pas facile aujourd’hui d’obtenir des résultats à partir des mouvements de protestations. Il y a une histoire des luttes et des conquêtes qui articule action et réflexion. Interroger leur processus de production fait partie intrinsèque des luttes et des conquêtes.
De la destruction à la reconstruction, tel est notre droit que nous avons toute légitimité de mettre en œuvre. Cela commence à l’intérieur de chacun – l’engagement de Barbara Stiegler est un exemple probant – et grandit dans l’agir-ensemble. L’enjeu, n’ayons pas peur de le dire, est civilisationnel.

Barbara Stiegler, Du cap aux grèves
Récit d’une mobilisation

17 novembre 2018 - 17 mars 2020
Editions Verdier

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