Anne Savelli | Combien de demoiselles
La troisième fois ce fut raté. Ce devait être d’une salle à manger assez sombre, chez le frère de ma meilleure amie qui avait Canal +. Canapé en simili cuir, aquarium à côté du poste, je crois. Mais le boîtier refusa de fonctionner dès les premières minutes du film, n’accepta le décryptage que lors du générique de fin.
La quatrième, ce fut à nouveau en famille, devenue adulte, sur un poste relié à un magnétoscope, film enfin en cassette. Retrouver les couleurs oubliées : découvrir que Solange est rousse, que les volets sont roses sur la place Colbert. Passer, repasser les scènes, revenir en arrière pour noter les paroles mais trop peu, pas assez, ne pas oser pour ne pas abîmer la bande, agacer l’entourage.
La cinquième, ou la sixième, septième, ce fut dans une salle du Forum des images qui s’appelait alors la vidéothèque de Paris. Le film sur grand écran, en salle, à noter les détails, taches de son factices sur le nez de Solange, Delphine et Maxence dans le même cadre, mais le grain n’était pas très net. Sensation de vidéo étirée, délavée, visages et corps trop longs, flou des visages lors des gros plans.
Toutes les fois suivantes ce fut de chez moi, sur lecteur DVD puis ordinateur portable, en lectures alternées. Le film avait été restauré, les roses étaient devenus très roses, les jaunes corsés, le mauve de la robe de Solange vraiment tendre à la fin.
Combien de fois, au bout du compte ? Une trentaine, je dirais, mais c’est peut-être plus. Les chansons sues par cœur et les travellings des premières scènes à convoquer les yeux fermés. Les parcours des personnages suivis, détricotés, hasards décryptés, rapprochements succins. La ville de Rochefort visitée et revisitée.
Technique, sentimentale, familiale, cinéphilique, toute une histoire, ces Demoiselles.
Aujourd’hui, il n’est plus possible de revoir le film. Se dire alors que de ces boucles on retient : Maxence trop blond qui boit une bière dans le café de Madame Yvonne. Delphine en nuisette semi-transparente qui clope, sort le rôti du four avant de poser, mélancolique, sa tête au montant de la fenêtre. Le champagne, ce qu’il fait dire d’alexandrins. Le couteau pour découper le gâteau et la belle Lola Lola, rangée dans une malle dans l’ordre des docteurs avec les pieds en bas (Arrêtez quelle horreur, chante une passante au flic qui décrit le fait divers devant une hypothétique mare de sang). La colle du sous-marin achetée par le sadique. La combinaison qui, et on s’en fout, dépasse. Les plages du Mexique, les murmures de poèmes. Le béret des jumelles, surtout celui de Solange, ou non celui de Delphine dans la galerie de Lancien, Guillaume l’amant quitté qui ne saurait y croire, persuadé d’être irrésistible tandis que non, jamais, personne ne l’est au fond, même à représenter l’idéal de l’autre. Les sachets de peinture qui sautent, explosent sur la toile, revolver en clin d’oeil à Niki de Saint Phalle. Les bonnes sœurs mélodistes au milieu desquelles rit Varda. Boubou, le petit frère sans prénom, sans nom de famille tangibles, qui déchire ses vêtements dans la cour de l’école. L’amour qui court les rues, risque de-ci de-là des erreurs d’aiguillage. Les confettis de la fête. Les œufs sur le comptoir. Le journal qu’on déplie. Le papier à musique. La partition par terre. Le résumé tout simple des camionneurs aux sœurs Garnier (On vous aime. N’est-ce pas qu’on vous aime ? Bref, on voudrait coucher avec vous). Les marins. Le bleu du tableau.
Si ses yeux sont de la couleur du tableau, alors ce tableau vous regarde comme je vous regarde explique le marin à la fille qui en pince pour le bleu (des yeux) et observe ceux de son copain tandis que la main de l’un ou de l’autre posée sur son épaule l’entraîne hors cadre, hors de la vie de son amant, l’un des deux camionneurs qui n’a plus qu’à la remplacer, à offrir sa place à Delphine, jumelle qui accepte et quitte Rochefort, grimpe dans le camion, rencontre enfin Maxence en auto-stoppeur toiles sous le bras qui voudrait monter à Paris. La portière s’ouvre, le camionneur fait signe, perdant par ce geste celle qu’il désire (Delphine), faisant venir à lui son rival (Maxence). Demy à ce qu’on dit a failli l’écraser, le trop blond, s’est ravisé. Le voilà qui court vers le camion et découvre Delphine hors champ, hors faille, hors temps, à bord, entièrement dans nos mémoires quand la pellicule reste vierge.
Sur la route, tandis que ce film vous regarde comme je vous regarde, réinvente des images que nous ne verrons jamais et que nous ne cessons d’oublier ce qui rate, meurt, crie, désespère, se trahit, tout ce qui danse attend, espère notre arrivée sur le pont transbordeur.
Anne Savelli est écrivain, publiée chez différents éditeurs (Le Mot et le reste, Stock, Inculte). Son dernier livre, Décor Daguerre, (éditions de l’Attente, mars 2017) se focalise sur un film d’Agnès Varda, Daguerréotypes. Il est néanmoins traversé par une évocation des Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy vu pendant l’enfance, dont ce texte est un prolongement. Dans Décor Daguerre, on apprend que le tout premier visionnage des Demoiselles donna lieu à une censure grand-maternelle dix minutes avant la fin, le film ayant été jugé trop long. Aucun des protagonistes, alors, n’avait eu le temps de retrouver son grand amour.
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