Armand Dupuy | Cette chose à distance
cette chose à distance / Où l’échec nous recommence
avec Jérémy Liron, Jean-Marc Undriener, Ilia Gasviani et d’autres qui se verront passer, peut-être.
« comme si j’étais condamné à voir en marchant. En parlant. À voir
ce dont je parle et à parler justement parce que je ne vois pas »
Jacques Dupin
Un paysage – un passage serré vers, peut-être,
ou rien. Les verts bougent seuls dans leur noir,
on s’accumule dans les épaules, la maison s’enfonce.
La neige un peu bâtarde, les murs et ce morceau là,
(une façade, le silence) ce trajet court d’une main
vers l’autre. Quelque chose fermé dans son blanc,
un blanc sale, on ne l’atteint pas. On rame triste
dans les combles, on pousse un peu la poussière,
les torchons, les journaux, les pots, les couleurs
soupe négligée – ce qui s’ajoute au blanc dépasse.
On pourrait dire l’ignorance est un doigt, on touche
avec. On met toute sa tête dans le geste : on dévale.
On pousse sa terre, sa terre sur les bras, sa motte
de rien, son silence faible. On pousse sa tête ratée
jusqu’où pousser ne peut plus sans suffire, on se
répète, on ne voudrait pas. La terre, la tête et rien.
Une forme fermée dans la main, peut-être, un pied
devant l’autre et le si mauvais qu’on brasse. Une seule
forme fermée, ou même autre chose. N’importe quoi,
l’os à ronger, le nerf, les fenêtres. Un chemin plus
court de la tête aux mains, le trajet presque nul où
déjà l’œil est la couleur. Peut-être. Rien à choisir
entre les tripes et sa peau, rien à jeter, se jeter
simplement – l’apnée sans mots, le chemin court.
L’eau sur les pieds ; des souvenirs plus près s’obstinent.
Les yeux, la tête cognent les bateaux longs de ciment
vide – une histoire de saison mal foutue – les mains
tiennent, c’est une solitude étrange. L’avancée lente,
et le vent. On lance des pierres aux vagues, on fait
des ronds, le vent les chasse – tu dis c’est refuser,
même cracher son temps, c’est jeter tête et corps à sa
mère tout suppliant : vas-y, ravale, engloutis-moi, tes
yeux versent au fond,... Maman malade et balafrée
que prévoient tes roseaux ? Tu rassembles ce que tu
peux, tu marches. On marche pour se taire, on laisse
l’eau sur nos pieds, le sel, du sable, et maintenant ?
Faire passer La route d’une langue à l’autre, à quoi bon
tu demandes – L’Abkhazie près comme une tête à buter
sur les restes d’une maison froide et loin tant on peine
à tenir les murs approchés. Derrière, la mer brasse
un silence incapable et plus rien ne coule. Des figues
molles tombent dans le dos, les mains pourrissent
l’attente et le noir n’ajoute aucun bruit. Ce qui venait
dans tes épaules et recommençait s’est perdu. On a fait
le tour, on n’a sans doute pas bougé. Rien ne rassure, on
parle en trop, c’est sûr – on se dit l’audace : ne pas déroger,
ne pas bouger. On regarde un mur étalé dans les branches
où les souvenirs grouillent – on dépose l’obstacle à ses pieds.
On remembre autrement. Avec l’herbe, les reflets, les
plâtres. Ce tableau pour le basculement, presque rien,
puis ce qu’il trouve d’ignoré : cette paix lointaine et
l’abandon. On ne bouge pas, la fenêtre s’ouvre sur autre
chose. La pensée s’y précipite ; un mur, un drap – des
pans de couleurs avalées. Une force faible au bout des
bras, juste assez pour commencer : la première tasse,
le feu, les courriers. On monte, on ajoute gestes et
couleurs de tête sur d’autres couleurs. La couleur re-
commencée n’appelle pas de réponse. On rumine son
peu, « cette chose à distance, toujours derrière elle-
même » peut-être, et tout est là. La tasse, le feu, etc.
On jette un pierre froide sur la face plus froide encore.
On jette sa lampe noire à l’obscurité, son jus de colère,
des paroles vides. Tout s’égalise et rien n’est moins noir
que l’autre ; on ne cède pas. On répète la première phrase,
on pèse – rien. « ce que je fais m’apprends ce que je
cherche. » L’affrontement, depuis toujours – on a
passé la question dans les gestes, on passe avec – c’est
vite et mal. On avance aveuglé par ses yeux, besoin
d’air. L’air est là ; on ne trouve rien. Seule l’immensité
rayée, la tête lente à n’en rien finir. On passe, trop vite
et mal, les murs s’approchent et se ferment, on reste.
On ne laisse qu’un sale échec de peine et de mots.
Patauger dans sa boue, son noir, son jus. Dans ce vieux
jus de vieilles têtes qu’on foule encore, sans trop sentir.
On n’invente pas, on ramasse, on rassemble. On ajoute
ce geste aux gestes. C’est faire avec, on le répète, les
mains sur la table. On répète, on recommence. Sisyphe,
bien sûr, ou même pas. Pas pire ni mieux. On dévale sa
peine. L’échec nous précède, on recommence. Quelques
phrases trop lues tiennent bon, se vident et remplissent.
On reste, la tête enfoncée dans ce qui n’est pas jour ou
nuit, on reste, on retourne sa terre avalée. On respire
avec ; on ne respire plus. On touche mieux les couleurs,
la faiblesse des couleurs et toujours autre chose.
On n’allume pas, la lumière baigne et berce – dire ça
la tue, tant pis. Dupin mort avant-hier, une pile de livres
qu’on regarde triste et bête sur l’escabeau. Quelque chose
avec lui s’évacue – plutôt s’éboule – on n’est pas sûr de
quoi. Les hauts pans noirs qu’on longe de mémoire,
on ne sait pas non plus. Les stries lentes, une dernière fois,
ce qui pense avec et l’outil qu’on n’a pas franchi ; on passe.
Plus qu’un homme au bord de lui-même, esseulé dans
ses manies, peut-être – on n’a rien à dire, finir est difficile.
Et revenu, la tête éclatée d’envies, la figure collée sur
les planches, on se demande de quel froid de mur on se
coupe, avec tout ça dessus – rien ne répond vraiment.
Le vent traîne la tête. Là haut, le silence, le bois
des chambres travaille plus fort. On déplace un ciel
de terre terrible, quelque chose avec les yeux, trois
fois rien – l’air balance à peine. Du noir s’étale mais
trop peu pour la lampe triste en dedans. Les mêmes
mots, les mêmes têtes sans mots, les noms qui paissent
et les os ressassés. La grimace pousse un ventre
lourd, un sale sac de soi, trop près, toujours à boucher
mou. On ne l’atteint pas. On se déchire, on tire ses
coutures, on craque. La semaine répète : tu dis tourner
sept fois sa langue, c’est tout, mais jusqu’où laisser ?
On s’habille, on sort, le froid ne recule pas.
Passant sa rage faible, ce qu’on parle du plus noir
de tête nous lie – pas d’histoires, on chasse les images
de devant les yeux, on les ferme, on sauve à moitié leur
silence de papier. Ce qui se fige, on l’arrête de nouveau
dans des phrases comme d’autres ficelles au pantin de
peines trafiquées. On se tait dans ce qui répète, on
recommence – on répète sa tête jusqu’à l’abandon,
pas Sisyphe ni pire, pas le pire ni rien, juste à regarder
la fenêtre seule où ça bouge à peine. Les lumières, la
vie fermée – les chaises tirées, personne. On ne dira
pas ce que lie ce noir, ces murs trop près, la maison si
loin puis nos têtes pas simples. On laisse, on dévale.
Des branches sur des branches se tournent et poissent.
On marche, on respire sans. Les mains font des rameaux
clairs, on s’épuise plus bas. Les chaussures versées dans
l’entrée – on rabat sa terre, on s’égalise. On pousse, on taille,
rien ne change. On regarde sa peau sur les bras, sa terre
encore, le bois mouillé. On parle, on pousse, on trie nos
déchets, les couleurs ne suffisent plus. Vert, bleu, puis l’arête
d’un mur ; l’avalanche nette. Même sans vouloir, redire
tout le dit comme on précède à soi-même : l’échec nous
recommence et nous laisse plus seuls. Nous recommence
plus court, peut-être, le dire et puis ? Quelque chose sur
le point d’aboutir se dresse sans nom, c’est tout.